Armel reçoit Éric Hamraoui, maître de conférence en philosophie au centre de recherche sur le travail et le développement du CNAM.
La France est en grève contre la réforme des retraites. Et pourrait y rester encore un moment. Mais la retraite, qu’est-ce que c’est au juste, ce moment tellement attendu et tellement redouté ? Éric Hamraoui, maître de conférences habilité à diriger les recherches en philosophie au centre de recherche sur le travail et développement du CNAM, Conservatoire Nationale des Arts et Métiers, discute de cette retraite et de ce qu’elle implique, avec Armel Hemme.
On ne va pas discuter aujourd’hui du contenu de la réforme, un contenu d’ailleurs pour l’instant inconnu. Mais d’un point de vue plus philosophique, on peut se demander pourquoi, qu’elle que soit l’époque, la question de la réforme des retraites est-elle si inquiétante.
Éric Hamraoui : La retraite, il faut d’abord la situer dans le temps. Depuis que l’on parle de réformer le système des retraites, on pense instinctivement aux grandes manifestations de 1995 à l’issue desquelles le Gouvernement Juppé avait dû reculer.
Paradoxalement, la retraite constitue un horizon de promesse, une occasion de pouvoir méditer sur sa vie passée, de se dégager des contraintes de la production. Dans le contexte d’une organisation du travail sous tension, la retraite paraît être un refuge.
Être à la retraite, c’est ce qu’on appelle ne plus être dans la vie active. Cette distinction est-elle bonne pour la société ?
Éric Hamraoui : Je ne pense pas. Être à la retraite est perçu, et je reprends l’expression de Laurent Berger, comme une occasion d’exercer enfin un « pouvoir de vivre ». On est dans un contexte où l’on dissocie la vie dite « active » de cette vie que l’on ne sait pas bien qualifier qui est celle de la retraite. On oppose ces deux moments-là, à tort.
Alors que l’on a un gouvernement qui a décidé de faire passer coûte que coûte une réforme, plus que jamais, s’imposerait l’urgence d’attendre. Prendre le temps de penser ce clivage factice entre les temps de notre vie. Le problème qui se pose avec la question des retraites est celui de la vie dont on rêve. Mais plus globalement, il faudrait que les revendications portées par ce mouvement englobent une réflexion plus large sur les rapports entre vie au travail et retraite, ainsi que sur le sens même de notre existence.
Peut-on envisager des moments de retraits plus tôt dans la vie, avec un travail qui reviendrait plus tard, un peu de formation tout du long… créer quelque chose de plus mêlé ?
Éric Hamraoui : Exactement oui, et votre idée est excellente : hybrider au sein de la vie dite « active » des séquences de retraits que l’on ne verrait plus comme de la « passivité », mais qu’on associerait plutôt à une sorte de repos, métaboliquement actif, comme l’est le sommeil.
Ça pourrait être dangereux, on pourrait y prendre goût…
Éric Hamraoui : Il est vrai que dans une société hantée par le « culte de la performance », comme disent certains de mes collègues, cela pourrait être dangereux. Mais cela pourrait aussi donner des idées de pensés et de rêves…
Qu’est-ce que vieillir dans un monde où prévaut le culte de la performance ?
Éric Hamraoui : C’est perçu à la fois comme un repoussoir et un scandale. C’est la matérialisation, l’inscription dans les corps de notre finitude. Nos corps déniés par un système de production hanté par la fiction de ce qu’un philosophe du XIXe siècle, Hegel, appelait, « le mauvais infini ». Une limite est posée, puis une autre, et ainsi de suite jusqu’à l’infini. Mais nous pouvons atteindre les limites de notre corps et de notre psyché bien avant l’âge de la retraite, dans le phénomène que l’on qualifie « d’épuisement professionnel » ou de « burn out ».
Cette idée d’épuisement, c’est quelque chose qui est remarqué aujourd’hui. Il y a une tendance, un nombre grandissant de gens qui ne veulent pas attendre l’âge de la retraite pour prendre la leur.
Éric Hamraoui : Oui, et je ne peux m’empêcher de citer un extrait de, Être vivant de D.H Lawrence : « Le travail c’est la vie, et la vie se vit dans le travail à moins d’être un esclave salarié. Les hommes devraient refuser de travailler sans vivre les hommes devraient exiger de travailler pour eux-mêmes, d’eux-mêmes, de mettre leur vie dans le travail. » Or, c’est ce qui devient de plus en plus difficile. Pendant qu’il travaille, l’individu passe à côté de sa vie.
L’âge de départ en retraite est sans cesse reculé, les raisons avancées sont toujours économiques, mais est-ce qu’il n’y aurait pas, selon vous, des raisons cachés ?
Éric Hamraoui : Le système actuel de production tel qu’il est conçu va nous conduire, avec le recul de l’âge de la retraite à l’atteinte de l’âge auquel nous sommes supposés être encore en pleine possession de nos facultés. On peut parler sans excès d’un processus d’épuisement des corps, à quelle fin ? Je ne parlerais pas ici de machiavélisme, mais plutôt de vision à court terme. C’est révélateur de ce dont est porteuse l’organisation actuelle du travail, de ce que l’un de mes collègues appelle une « logique d’épuisement de la vie dans le travail ». On nous demande de nous épuiser, non de produire quelque chose de singulier, de styliser notre existence !
À l’approche de la retraite, les salariés sont le plus souvent malmenés (licenciement, mise au placard, etc.).
Éric Hamraoui : L’approche de la retraite est un temps de culpabilité : celle de ne plus pouvoir être au top ! Il est vrai que les salariés sont particulièrement malmenés, installés dans une situation très inconfortable, à la fois dedans et dehors. Tout en étant encore dedans ils se sentent poussés vers le dehors, même si souvent avec précaution : ça ne se passe pas toujours comme chez Orange à la fin des années 2000. Cette zone de vie professionnelle peut vite devenir infernale.
Partir en retraite, c’est donc se mettre en retrait, c’est ce que suggère le mot. Est-ce qu’il ne faudrait pas simplement changer le mot, pour réinventer la place des retraités ?
Éric Hamraoui : Oui, aujourd’hui on entend « battre en retraite » fuir un monde très dur, cruel, impitoyable, où seule la performance de l’individu compte. C’est à travers la réinvention des qualifications de la réalité que l’on peut réinventer un devenir pratique. Dans un contexte où le clivage entre les trois vies dont je parlais (formation, active, retraite) serait jugé insatisfaisant, le mot retraite lui-même disparaîtrait !
Visuel @ Michael Haneke