Si, compte tenu de nos indéfectibles accointances musicales, on ne donnera pas un blanc-seing à l’équilibre prôné par le Ferdinand Griffon godardien sur l’île de Porquerolles – « Un disque tous les cinquante livres ! La musique après la littérature ! », pour celleux qui ignoreraient Pierrot le Fou -, il serait tout aussi aberrant de ne pas confesser notre attachement à la chose littéraire. C’est pourquoi une nouvelle édition de l’Escale du Livre s’inscrit comme un immanquable rendez-vous de nos agendas.
C’est qu’il n’y aura pas, sous les kiosques, les chapiteaux et autres barnums installés au coeur du quartier Sainte-Croix, qu’un grand marché du livre, où les maisons d’éditions, les libraires et les auteur.rices étaleront la profusion, la diversité, la qualité de leurs catalogues et de leurs créations. Certes, il y aura du beau monde, de l’auteur de thrillers BD Lucas Harari au romancier balzacien Aurélien Bellanger, de l’écrivaine franco-rwandaise Beata Umubyeyi Mairesse, tenante d’une « oraliture » aux imaginaires métissés, à un Erik Orsenna qui prendra soin de laisser épée, habit vert et bicorne au vestiaire. Mais consacrons-nous à quelques-uns des entretiens, des rencontres, spectacles, lectures et autres ateliers disséminés durant ces trois jours à bord de ce fier bateau-livre (et pour les curieux.ses qui auraient, à raison, l’envie d’explorer plus avant l’intégralité du programme, c’est ici que ça se passe).
Commençons par déguster un peu de gâteau, à l’occasion (samedi 1er avril, 18h) du quarantième anniversaire des éditions P.O.L. Là où on a pu découvrir et être subjugué par des plumes telles que Novarina, Carrère, Bayamack-Tam, Belin, Guiraudie, Darrieussecq, Bernard Noël et tant d’autres. Un aréopage parmi lesquels on compte aussi l’écrivain-médecin féministe Martin Winckler, la scénariste Hélène Zimmer, autrice de Dans la réserve, fable chorale, politique, réaliste, et Mathieu Lindon, tous trois présent.es pour cette Escale du Livre. Tout en soufflant les bougies de P.O.L, Mathieu Lindon exprimera aussi (samedi 1er avril, 14h) son attachement à une autre illustre maison, les Éditions de Minuit, dont son père, Jérôme Lindon, fut le rigoureux directeur pendant plus d’un demi-siècle, dont il fait le portrait – l’homme, la fonction, l’époque littéraire et politique – dans Une archive, un livre mémoriel et intime, plein d' »intelligentillesse », publié, précisément, aux éditions P.O.L.
Celles et ceux qui, à un moment donné, ne se sont pas trouvé à la hauteur, ont souffert du syndrome de l’imposteur.rice (comme ça, j’aurais tendance à dire que ça concerne quasiment 100% de l’assistance) trouveront matière à apaiser leurs complexes angoissés avec Guillaume Meurice, qui répondra (samedi 1er avril, 12h) à toutes les questions concernant son Petit éloge de la médiocrité publié aux éditions Les Pérégrines. Une apologie dédramatisante du refus de la performance, de notre imperfection si humaine, de la tentative à tâtons qui nous est bien plus consubstantielle que le succès, volatil, incertain, intimidant, exception trop louée.
Pour rester dans le registre des aliénations capitalistes, Anthony Galluzzo viendra épingler quelques unes de ses violences structurelles, de celles qui faisaient dire à Pasolini que sa « « la tragédie est qu’il n’y ait plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les unes contre les autres », envoutés par les séductions d’un « fascisme de la consommation ». De La Fabrique du consommateur au Mythe de l’entrepreneur, deux de ses livres publiés aux éditions Zones, le décor ne manquera pas de déconstructions de la pensée dominante, surtout si on ajoute aux analyses de Galluzzo celles d’Hugues Jallon, signataire du Capital, c’est ta vie.
Un système qu’a souvent dénoncé, notamment dans Tout va bien, Weekend ou Deux ou trois choses que je sais d’elle, Jean-Luc Godard, déjà évoqué plus haut. Il sera le sujet principal d’un spectacle, JLG a dit (dimanche 2 avril, 12h30 et 17h15, réservation obligatoire), compendium choisi de la parole, louvoyante, lucide, abrupte, du réalisateur suisse. Ou plutôt, une fragmentation et un détournement de ses éclats, de ses sens et de ses contre-sens parfois, mise en musique – guitare, laptop, effets – par le groupe 859 qui ne prétend pas établir « la vérité vingt-quatre fois par seconde » mais livrer une étonnante performance aux ricochets spectraux.
Septième art toujours, avec le dialogue mené (samedi 1er avril, 17h30) avec Alice Diop et Marie NDiaye autour du thème de l’écriture cinématographique. Un exercice auquel elles se sont livrées il y a peu, lors de l’élaboration commune – scénario, réalisation – du film Saint Omer, long-métrage épineux et salué de toutes parts, relecture serrée d’un fait divers sidérant, l’affaire Fabienne Kabou.
Autre actualité. On peut évoquer de cette rencontre (dimanche 2 avril, 15h) avec la toute récente Prix Goncourt Brigitte Giraud, dont le Vivre vite influencé par les point de divergences, les multivers, les traumatismes qu’on ne cesse de ressasser, est truffé de citations et d’évocations rock. Mais, dans le domaine musico-littéraire, on peut également causer de L’histoire secrète de Kate Bush (et l’art étrange de la pop), biographie atypique signée Fred Vermorel ; une divagation socio-historique, exercice de style situ détournant la starification pop, enfin traduite aux éditions bordelaises Le Gospel, et qui sera le pivot de dialogues, de lectures et de développement musicaux, avec la participation de Ben Lupus, du groupe Mont Analogue (référence hautement littéraire que voilà).
Finissons ce bref topo avec une autre lecture musicale, mais doublée de dessin cette fois, celle qui sera confiée (samedi 1er avril, 20h) aux bons soins du comédien Patrick Michaëlis et de deux habitué.es de la maison Cornélius, le dessinateur-guitariste Ludovic Debeurme ainsi que Fanny Michaëlis, dessinatrice, coloriste, musicienne. Ces trois-là mettront leurs talent au service d’un conte contemporain, Le nom de l’arbre : une fable écologiste où il est question d’un houppier, symbole d’une quête se pose, avec délicatesse et mélancolie, la nostalgie du lieu de l’enfance perdue, un croisement de Modiano et de Giono aux échos métaphysiques et politiques, puisque la fragilité du monde ne tient plus qu’un fil, à quelques années, à une poignée de décisions – vers l’épiphanie verte.
Et on est bien loin d’avoir dit, sur N’A Qu’un Oeil et sur Pessoa, sur Florence Aubenas et sur Justine Augier, Jean-François Kahn ou Sonia Ristic. On est loin d’avoir tout dit, et encore moins tout lu. Alors, appareillons puis jetons l’ancre sur cette Escale où les lettres prenons en toutes circonstances le dessus sur le néant.
Escale du Livre #21, du vendredi 31 mars au dimanche 2 avril @ Quartier Sainte-Croix (Bordeaux).