Loin des clichés liés à la production ibérique, voilà quelques artistes contemporains qui redessinent les nouvelles identités musicales du pays.
Pour son dernier Voyage Immobile, Sophie Marchand partait à la découverte de l’Espagne. L’occasion de revenir sur la musique de ce pays, terre du pata negra, de Victoria Abril en talons aiguilles, de la remontada… Et bien sûr, du flamenco, son plus grand export musical. L’âme de l’Andalousie, née des métissages arabo-espagnols, vit actuellement une renaissance en Espagne grâce à une jeune génération qui amène cette tradition ancestrale sur des terrains plus R&B, hip-hop ou reggaeton. Pendant ce temps-là, d’autres artistes font revivre les folklores régionaux sous des parures nouvelles. Loin des clichés liés à la production ibérique, voilà donc quelques artistes contemporains qui redessinent les nouvelles identités musicales du pays.
Rosalia – Con Altura (ft. J Balvin)
Il fallait commencer avec la princesse Rosalía, cette Catalane biberonnée au flamenco qui a conquis le monde en 2018 avec son deuxième album El Mal Querer. Sortie d’une école de flamenco prestigieuse, le Tallers de Music à Barcelone, celle qui se dédiait à la danse et au chant flamenco depuis son enfance transformait alors l’essai après un premier disque plutôt traditionnel, et prouvait qu’on pouvait faire du neuf avec du vieux. Depuis, on l’écoute par millions et tout le monde se l’arrache à travers le monde, de James Blake à Oneohtrix Point Never, de Travis Scott à J Balvin, cette autre sensation hispanophone avec qui elle sortait l’année dernière ce petit tube calientito.
C. Tangana – Comerte Entera
Si le musicien est encore peu connu en France, les chiffres ne trompent pas: avec plus de cinq millions de stream dans les 24 heures qui ont suivi sa sortie, El Madrileño est devenu l’album espagnol ayant fait le meilleur démarrage de l’histoire de Spotify, s’imposant direct au sommet des charts du pays. Les grands médias nationaux, El Pais en tête, n’hésitent pas à le qualifier déjà d’« album de 2021 ». Et même si on a tendance à se méfier des emballements, il faut avouer que celui-ci mérite qu’on s’y attarde.
Pour comprendre le phénomène, quelques éclaircissements. C. Tangana, c’est Antón Álvarez, passé par plusieurs pseudos et formations de rap avant de percer en solo (le « C. » vient de « Crema », l’un de ses surnoms). Son identité est fièrement madrilène; sa musique, elle, est pan-hispanique, brassant sans gêne toutes les traditions musicales latines d’hier comme aujourd’hui, le tout dans une esthétique purement contemporaine. Flamenco, bossa nova, reggaeton, bachata et autres se retrouvent passés sous le filtre de la pop actuelle, cette même pop qui mêle rap autotuné et R&B velouté — celle aussi de Rosalía, sa compatriote (et ex-copine, précisons), dans le prolongement de laquelle C. Tangana vient inévitablement élargir la portée de ce renouveau espagnol.
Comme chez Rosalía, on peut passer ici sans gêne du flamenco le plus classique à la pop la plus décomplexée. Avec une vision si large, il y en a forcément pour tous les goûts, et on ne sera pas sensible à tout. Mais force est d’admirer le talent de chef d’orchestre de l’étonnant C. Tangana, dont l’étiquette de rappeur paraît ici injustement réductrice, tant tous les styles semblent lui seoir.
Israel Fernandez & El Guincho – La Inocencia
Au tournant des années 2010, on s’emballait pour les sons fous et ensoleillés de Pablo Díaz-Reixa Díaz, aka El Guincho, musicien venu de Las Palmas, dans les Canaries. Sa pop psyché aux visuels chamarrés s’est mue ces dernières années en une approche plus électronique, plus urbaine. C’est lui, notamment, qui a produit et co-composé l’album El mal querer de Rosalía, mais aussi le premier album de la Belge Lous & The Yakuza.
Et c’est encore lui qui a commis les arrangements de ce sublime morceau du cantaor flamenquista Israel Fernandez, virtuose de Tolède qui s’éloigne lui aussi de la tradition pour s’ouvrir à des horizons pop. La preuve de l’ubiquité et l’importance d’El Guincho dans l’émancipation de la scène contemporaine espagnole.
Baiuca – Embruxo
Viscéralement attaché à la Galice, région maritime du nord-ouest du pays, le DJ et producteur espagnol consacre son projet musical à valoriser les musiques, ancestrales et folkloriques, du pays galicien. Le folklore, du côté de La Corogne ? Des formations traditionnellement constituées autour d’un bombo (grosse caisse), d’un tambour, d’une cornemuse locale (la gaïta), de clarinettes, parfois de violons aussi, et de chanteuses appelées pandereiteiras.
Baiuca appose ces chants et rythmes galiciens sur des productions électroniques dansantes et vraiment originales. Après un premier album (Solpor, en 2018), le producteur s’apprête à sortir Embruxo (envoûtement), dont voici un premier extrait.
Çantamarta – Lluvia (Daniel Haaksman Remix)
Çantamarta est né à Malaga de la collaboration entre trois musiciens issus d’horizons différents, soient deux Espagnols et un Colombo-Vénézuélien. Ce dernier, surnommé LuisLo, chante dans l’argot et l’accent de son Caracas d’origine, sur un mélange de folk et de R&B.
Bien qu’encore plutôt secret, le trio s’est déjà vu remarquer, puis remixer par les soins de l’éminent Daniel Haaksman. Le DJ berlinois, grand promoteur des musiques latino-américaines en Europe à travers maintes compilations et festivals, fait ici de ce chant de la pluie (« lluvia ») une danse de la mousson aux inflexions caribéennes.
Xosé Lois Romero & Aliboria – A Roda Da Vida
Tout comme Baiuca, ce combo est galicien; tout comme lui, il s’intéresse aux chants traditionnels de sa région natale. Le multi-instrumentiste Xosé Lois Romero et son collectif Aliboria se définissent comme un groupe « néo-folklorique tribal », et on retrouve effectivement chez eux cette épure percussive, cette joie portée par l’union des choeurs. Leur second disque Latexo appose le patrimoine régional à des rythmes afro-latins, évoquant la fureur du groupe brésilien Barbatuques
El Petit de Cal Eril – Close To Me
Ca vous dit une reprise des Cure en catalan? C’est ce qu’a commis il y a quelques mois ce musicien issu de la région barcelonaise. Joan Pons est El petit de Cal Eril, soit « le petit de la maison Eril » — là où il a grandi. Soit le héraut d’une petite scène indie-pop qui assume ses régionalismes et sa langue. Pour plus de pop catalane, allez fouiller, entre autres, le label barcelonais Bankrobber.
mariagrep – Un poquito
On finit avec une dernière artiste galicienne: María Gallego Román, alias mariagrep (tout en minuscules), une native de Saint-Jacques de Compostelle qui se définit comme la rencontre entre Kali Uchis, Jeanette et le Lolita de Nabokov . Pourquoi pas. En tout cas, on est sensible à son reggaeton bricolé et langoureux, bizarre et contemporain. L’une des signatures d’un autre petit label à la pointe, la maison madrilène Raso.