Du pays, on peut dire qu’il en a vu, Alain Dister. Et des visages, par milliers. Dès son enfance, transbahutée à Madagascar et en Côte-d’Ivoire, dans le sillage d’un père haut-fonctionnaire. Puis à partir des années 60, lorsqu’il laisse dans le rétro cette France gaulliste « étouffa[n]t sous une chape d’interdits capillaires et vestimentaires » pour « vivre neuf ».
Après seize heures de vol dans un antique DC-19, il pose son havresac d’abord à New-York, puis à Haight-Ashbury, quartier de San Francisco qui est alors l’épicentre du mouvement hippie et des communautés alternatives, psychédéliques. Ses colocs ? Le Grateful Dead, rien de moins. Tout premier envoyé spécial de Rock & Folk (alors que celui-ci sortait à peine des limbes, émanation de Jazz Hot), Dister commence à y documenter, crayon et Leica au poing, la rébellion pop, la folk, l’acid-rock, le psychédélisme. Leur irrépressible effervescence, leur résolution, leur frénésie.
Recueillant, à la manière de Bernard Plossu ou d’Agnès Varda également dans les parages, une foultitude d’impressions, d’expériences, de témoignages de première main (qu’il relatera dans son livre Oh, hippie days !), en ces époques où l’Amérique est encore un rêve pour beaucoup inaccessible, Dister commence à tracer un sillon qui le posera bientôt comme une référence : celui de témoin, reporter par l’écrit et photoreporter par la pellicule, des dissidences juvéniles et des contre-cultures. D’abord 60s bien sûr, puis, 70s, 80s et tutti quanti, de la Beat Generation aux teddy boys gominés, des visages pâles gothiques aux militant.es afro du Black Panther Party, du Flower Power pétulant aux punks les plus endurcis, des musiciens pop devenus cultissimes aux inconnus qui le resteront à tout jamais.
Cette casquette double, la plume et l’objectif, qu’a su coiffer Alain Dister, figure essentielle et parfois méconnue de la rock critic hexagonale, sera mise à l’honneur à Mérignac, dans trois lieux qui fiancent les amours artistiques du bonhomme : une médiathèque (Michel Sainte-Marie), une antre photo (la Vieille-Église), une salle de concert (le Krakatoa).
C’est là que, quinze ans après l’exposition « Portraits de rock » au CAPC (qui avait suivi la disparition de l’intéressé en 2008), l’oeuvre d’Alain Dister revient dans la métropole bordelaise, pendant plus de deux mois (du 17 mai au 28 juillet). On y appréciera le regard aigu de ce bourlingueur madré portant son attention aussi bien sur les musicien.ne.s que sur le public, à l’affût des secousses pas encore détectées par les radars, à Londres, à New-York, à San Francisco, captant là un regard qui vous troue depuis un coin de rue tokyoïte, puis shootant Patti Smith en 76 devant la vitrine parisienne d’Harry Cover.
Autant de choses que vous pourrez admirer dans cette exposition commissionnée par Émilie Flory, qui met en regard des photos et des articles, des journaux, des textes (pour certains inédits) de Dister avec des oeuvres photographiques et littéraires venant les éclairer. Comme on peut éclairer, d’emblée, l’astuce langagière donnant son nom à cette exposition qu’on ira voir une fois, c’est sûr, et même plusieurs, c’est probable : c’est un clin d’oeil aux Desert Sessions chères à Josh Homme – la Californie, encore, toujours. Après tout, le Bordelais, c’est par certains aspects une certaine idée de la côte ouest.