Quelqu’un qui consacre un film à l’immense Sun Ra, et a fortiori un film aussi étonnant que The Sun Ra Repatriation Project, engrange derechef quelques précieux points de sympathie auprès de nos services. C’est le cas de Kapwani Kiwanga, performeuse, plasticienne et artiste vidéo canadienne d’origine tanzanienne, aujourd’hui installée à Paris, qui se destinait à l’anthropologie avant de se dédier à la création contemporaine – un peu à la manière d’une Jayda G, qui fut biologiste marine avant d’obliquer vers la house music. Mais, chez Kapwani Kiwanga, ce passé universitaire n’est pas du passé, c’est même tout l’inverse : il est plus que jamais présent, s’hybridant à ses nouvelles expressions, fondant, influençant l’élaboration formelle, intellectuelle, méthodologique, de ses oeuvres.
On le distingue, notamment, dans « Afrogalactica », une conférence-performance où elle incarne – tiens donc – une anthropologue du futur dessinant une généalogie uchronique des peuples, des philosophies et des histoires africaines, à partir de ce postulat épigraphique : « Le 8 décembre 2058, les États-Unis d’Afrique furent créés … ». « Afrogalactica », un segment de la série « Flowers for Africa », qui lui a permis d’obtenir le prestigieux Prix Marcel-Duchamp, deux ans après avoir été coiffé des lauriers du Prix Sobey pour les arts, au Canada.
Celle qui représentera le Canada l’an prochain à la Biennale de Venise aime à faire dialoguer les récits historiques et les réalités contemporaines, à recontextualiser les archives sous le regard des futurs possibles. Axant ses travaux autour de la remise en lumière des histoires occultées, des récits invisibilisés, des voix tues, bâillonnées, assujetties par les cadres socio-historiques, l’invitation de Kapwani Kiwanga au CAPC revêt, bien sûr, des connotations hautement symboliques. Car, vous le savez certainement, la nef du CAPC, musée qui célèbre ses cinquante ans d’existence, fut avant cela l’Entrepôt réel des denrées coloniales, provenant pour partie du travail des esclaves.
Un passé sur lequel le CAPC ne fait pas l’impasse, a fortiori depuis la prise de fonction de Sandra Patron puis celle de Cédric Fauq, commissaire en chef. Ce fut notamment le cas avec le Britannique Olu Ogunnaike ou la Tchèque Eva Kot’atkova, ce sera également le cas avec Kapwani Kiwanga, qui investira in situ les dimensions monumentales et minérales de la nef avec des installations jouant, par contraste, sur la légèreté, la fluidité, la couleur. Du bleu, particulièrement, car cette exposition jouera moins sur du velours que sur l’eau, celle du fleuve qui traverse Bordeaux de part en part, celle de l’océan où voguaient les navires du commerce triangulaire, celle des sources lointaines comme des méandres actuels.
L’eau, un élément primordial que Kapwani Kipanga a déjà travaillé – notamment via les légendes vaudoues, les villages engloutis, la figure de Mami Wata, aussi bien au Bénin qu’aux Caraïbes -, qui servira de trame souple à cette combinaison lucide, grave et onirique, appelant tout autant l’appréciation esthétique que l’analyse herméneutique. « Je me demande, explique Kapwani Kiwanga, comment sommes-nous arrivés ici ? C’est très facile de voir, quand on commence à regarder leur histoire, les façons très concrètes selon lesquelles ces asymétries sont créées et maintenues. Par de petites façons de penser, d’observer et d’être, j’ose espérer que nous pourrons apprendre à décoloniser ce qui a déjà été colonisé en nous-mêmes, mais également dans nos communautés et sociétés. »
Cette « Retenue » d’eau, c’est une (re)mise en circulation de réminiscences symboliques, historiques, géographiques, dont leurs détails et les échos s’avivent et se répondent au gré des incrustations spatiales, des irruptions psycho-architecturales invitant, plutôt qu’à éteindre et à reléguer, à étendre et à léguer aux générations suivantes le champ des futurs vers lesquels tendre, des voix à retenir. Des paroles à retenir après la prise de parole et de conscience, et non plus avant, pour déconstruire les asymétries de pouvoir post-colonial.
Autant dire : une exposition à retenir – une « Retenue » de gala – dans son agenda.