Ne pas s’endormir au théâtre cet automne : méthode en 5 actes.
Inutile de se mentir: la plupart du temps, c’est quand même parce qu’il y a un copain sur les planches ou une pièce au programme scolaire qu’on se résout à s’avaler du théâtre. Bien sûr, il y a des habitués, des amateurs, mais on a souvent cette fâcheuse impression que le public des arts du spectacle se compose essentiellement de turbulents lardons emmenés de force par leurs profs ; de quelques vieux lettrés qui révisent leurs classiques et de membres – plus ou moins intégrés – de la profession, tels que les apprentis-comédiens. Au fond, c’est un peu comme si, dans les stades de football, on ne trouvait parmi les supporters que des mômes, des nostalgiques de Kopa et des joueurs de second rang. Vous me suivez ?
Bref : l’heure de l’automne a sonné et c’est normalement une période faste pour dégoter le meilleur du théâtre. De quoi convaincre les plus rétifs, et même les allergiques, qui ne jurent pourtant que par GTA V ou House of Cards. Mais pour y parvenir, il faut quand même faire un peu de tri dans l’offre insensée, déraisonnable, des salles de France et de Navarre.
Je propose, donc, après ces trois coups, une petite méthode totalement subjective pour convertir le pire des théâtrophobe en amateur ravi. Sélection en cinq actes !
Acte I : Savourer le parfum du carnage avec Macbeth
Laurent Pelly signe aux Amandiers une mise en scène à la géométrie épurée, classique mais bigrement efficace. Ca sent le crime, l’ambition viciée et le remords… Macbeth, tragédie en mode spectral de William Shakespeare, c’est une plongée dans la marmite des sorcières et l’imagination vrillée par le délire. C’est surtout une réflexion sur la folie du pouvoir, puisque le héros, poussé par son épouse, fait assassiner tout rival potentiel pour conforter sa place sur le trône. Lequel ne cesse de grandir au fil du spectacle (c’est rigolo et au moins on pige vite la symbolique). Au fait : c’est Thierry Hancisse qui a le rôle-titre. Pour le dire simplement, cet acteur ne rend pas grand-chose quand il passe à l’écran et on ne l’aperçoit du coup que très rarement au cinéma. Mais voilà, au théâtre, je n’ai jamais vu plus fort que lui. Il est prodigieux, éblouissant, explosif, sidérant. Je l’avais découvert il y a vingt ans à la Comédie Française (dont il est aujourd’hui sociétaire) dans Lorenzaccio et surtout dans Le Prince de Hombourg. Dorénavant quinquagénaire, il a atteint une maturité inouïe. Incontournable
Acte II : Se faire retourner par Marivaux
Le TGP donne le Triomphe de l’Amour, un grand classique de Marivaux, écrivain du XVIIIe siècle dont le nom a donné le fameux substantif « marivaudage » – un mot à la connotation légère et mondaine que les théâtreux redoutent aujourd’hui, parce que l’auteur est désormais perçu (grosso modo depuis sa relecture moderniste par Stanislas Nordey à dans les années 80) comme un modèle de cruauté et de transgression politico-morale. Marivaux, c’est d’abord un jeu de l’esprit permanent, une sorte de prestidigitateur du sens, où affleurent en continu des paradoxes de tout ordre : intellectuel, affectif, sexuel. Marivaux, c’est déjà du Lewis Carroll ; c’est vraiment une traversée du miroir. Ainsi va Le Triomphe de l’amour, fondé sur le travestissement d’une princesse qui s’habille en garçon pour pénétrer dans une maison et y séduire tout ce qui bouge : un homme, sa sœur, son neveu… Au TGP, Galin Stoev a fait le pari de raconter l’histoire avec un casting exclusivement masculin. Etonnant, même si l’exercice de style vole un peu la vedette au génie intrinsèque de la pièce, conspuée à sa création en 1732, fabuleusement pertinente aujourd’hui.
Acte III : Rêver le monde avec Joël Pommerat
On ne peut pas y échapper, il est partout. Notamment aux Bouffes du Nord et à l’Odéon. Mais c’est justice. Parce que Joël Pommerat est le seul qui, aujourd’hui, combine à ce point une sensibilité artistique de haute tenue et une véritable vision sur les enjeux du monde actuel : la pauvreté de la sphère professionnelle, les tourments de l’adolescence, les heurts familiaux, on en passe…
Pour le dire autrement, Pommerat, qui travaille d’un seul bloc ses textes et ses mises en scène, ne me donne pas le sentiment de faire du théâtre pour faire du théâtre. Le théâtre est chez lui un médium pour véhiculer une pensée sur l’existence, une pensée hantée par une obsession : la précarité généralisée des individus. Trop souvent, et je dois confier que je trouve ça exaspérant, le théâtre se préoccupe de lui-même, se pose la question de sa place, de son rôle, de ses frontières… On s’en fout complètement !
Que les auteurs, les metteurs en scène, les acteurs nous parlent de la vie et de l’univers, et non pas d’eux ou de leur art ! Joël Pommerat a cette générosité-là. Profitons-en, d’autant plus que ses spectacles s’apparentent à des sortes de rêves, mais d’une précision clinique.
Acte IV : S’écouter un opéra manga habillé par Marc Jacobs
Allez, une petite récréation techno-délirante. Et pas n’importe où puisqu’on va à l’opéra ! Mais attention : sans ténor, sans diva, sans même un petit rat… Voici « The End », par Keiichiro Shibuya et sa « vocaloïde », Hatsune Miku. L’être humain est banni de la scène du Chatelet. Il s’agit d’une voix et d’une orchestration entièrement synthétique sur fond d’animations manga hallucinatoires.
La cyber-héroïne est habillée par Marc Jacobs. Et il y a évidemment une histoire, sous-tendue par une grave question puisque notre créature numérique se demande ce qu’est la mort et si elle va finir par y passer. Dans son cas, c’est vrai qu’un léger bug peut faire très très mal…
Acte V : Préférer Denis Podalydès aux 2B3
On a commencé avec Shakespeare et, désolé, mais on y retourne pour finir. Le génialissime Denis Podalydès se fond dans la peau d’Hamlet à la Comédie française et, franchement, il ne faut pas rater cela. On n’a rien écrit de plus fou depuis quatre siècles : le fantôme d’un roi danois vient avertir son fils qu’il s’est fait fumer par son propre frère – un frère qui se farcit la veuve, en plus ! Le fils doit enquêter sur l’horrible usurpation du trône et confondre son oncle et sa mère.
Pour ce faire, il joue les psychopathes (ça lui permet entre autres de tuer légitimement un ennemi en faisant mine de l’avoir pris pour un rat !) au grand regret de son amoureuse, Ophélie, qui finit par se suicider de désespoir devant le cerveau altéré de son chéri. Bon, il y a par ailleurs la tirade la plus connu du répertoire : « To be or not be ». L’une des meilleures interprétations de celle-ci est signée Sir Laurence Olivier dans une adaptation cinématographique de 1948 ; les 2B3 s’y étaient quant à eux essayés en 1998 dans une variante plus dansante (« To be three / or not be / on s’est juré / de toujours tout partager / oh yeah / pour la première fois… ») Podalydès fera-t-il allusion à ce grand moment shakesparien ? Vous verrez bien.
Les spectacles :
Macbeth par William Shakespeare, mise en scène de Laurent Pelly au Théâtre des Amandiers, du 13/09 au 13/10
Le Triomphe de l’Amour par Marivaux, mise en scène Galin Stoev au TGP de Saint-Denis, du 30/09 au 20/10
The End de Keiichiro Shibuya, au théâtre du Chatelet, les 12, 13 et 15 novembre.
Au mondeetLes Marchands, de et par Joël Pommerat, au Théâtre de l’Odéon, du 14/09 au 19 /10,
La Grande et Fabuleuse Histoire du commerce, de et par Joël Pommerat, au théâtre des Bouffes du Nord, du 9/10 au 16/11
La Tragédie d’Hamlet, par William Shakespeare, mise en scène de Dan Jemmett Imprimer la pagedu 7/10/13 12/01/14