Les adeptes des voyages alternatifs pourront trouver ici un nouveau point de chute. Visiter Genève, l’un des centres névralgiques de la Suisse, en dehors des bordures du Lac Léman et de ses paysages de carte postale ? C’est possible depuis 2011 grâce au très étonnant Festival Antigel, qui propose à un public toujours plus nombreux de découvrir Genève et son canton en organisant concerts, spectacles, performances dans des salles de concerts notables… et dans d’autres qui s’improvisent comme telles. Air, Flavien Berger, José González, Lido Pimienta, Gisèle Vienne, Jasmine Morand, la compagnie Still Life… du live dans des églises, dans des piscines, dans des champs ou des déchèteries ? Bienvenue, en plein cœur de l’hiver, dans le canton de Genève. Quelques mots sur ce festival bizarre et attractif avec son co-directeur et co-fondateur Eric Linder et avec Gábor Varga, l’un de ses programmateurs.
L’une des spécificités du festival Antigel est d’investir une bonne partie des communes du canton de Genève et d’y organiser des événements parfois très atypiques…
Eric Linder : Notre mission, c’est de faire un festival dont la géographie et la notion de territoire sont clées. Nous devons naturellement bien connaître ce territoire – que nous adorons ! Je passe beaucoup de temps à faire de la prospection, à découvrir des endroits. À explorer ce territoire que l’on ne cesse de découvrir !
Gábor Varga : On peut passer des journées dans des zones industrielles de Genève, dans la nature, dans les bois… c’est vraiment no limit. C’est un travail de recherche et de réflexion perpétuelle que l’on fait à l’année.
Comment parvenez-vous à persuader des lieux qui ne sont pas initialement des lieux destinés à accueillir du public de vous faire confiance, et in fine d’intégrer votre programmation ?
Gábor Varga : La partie la plus simple est évidemment celle concernant les spectacles et les concerts organisés dans des lieux qui y sont dédiés. On se met d’accord avec les directeurs, les salles, et puis on co-accueille les artistes. Le plus compliqué est d’amener la culture dans des lieux non dédiés, où l’on doit penser à tout. Pas seulement à l’artiste que l’on souhaiterait programmer, mais aussi à la sécurité sur place, à la manière dont le public circulera… à tout ! On doit aller convaincre les entreprises, faire des rendez-vous avec elles et les communes. On peut mettre deux, trois ans à mettre sur pied certains projets.
Une nouvelle circulation géographique pour la culture
Eric Linder : La première chose que l’on indique aux lieux qui ne nous connaissent pas encore – car malgré 14 éditions, c’est encore parfois le cas, et heureusement – c’est qu’Antigel est un festival qui s’adresse à tous les publics. Peu importe la classe sociale. Ensuite, j’ajoute que le festival tire son origine de la volonté de créer une nouvelle circulation géographique pour la culture. On essaye de sortir du modèle type : “converger vers le centre-ville” pour amener le public vers d’autres lieux culturels, pour en “inventer” de nouveaux.
Le canton de Genève représente 45 communes qui sont autant de partenaires potentiels pour nous… mais dont certaines ne sont pas pourvues de lieux culturels. On a décidé de se dire que cette absence de lieux spécifiquement dédiés n’était pas un obstacle.
Pourquoi est-ce que l’on n’amènerait pas un concert dans une bulle de tennis en hiver, couverte par la neige, et y organiser un concert de musique classique, un spectacle de danse ? Pourquoi ne pas organiser un concert dans une usine, un dépôt ?
Pourquoi ne pas transformer une déchèterie en un lieu de spectacle ? Les Genevois jettent leurs déchets, comme tout le monde, mais ne connaissent pas le chemin du déchet à Genève. On donne ainsi à voir aux gens des lieux qu’ils ne connaissent pas encore. Et ils ont le choix : nous proposons cette année une centaine de représentations dans le cadre du festival…
Les lieux, au Festival Antigel, sont-ils donc aussi importants que les artistes qui les accueillent ?
Gábor Varga : Le plus souvent, ce sont les lieux qui nous inspirent les artistes. C’est dans ce sens-là que ça fonctionne pour nous. Il y a parfois des endroits extraordinaires dans le canton que l’on voudrait faire découvrir aux gens, et on imagine un artiste que l’on aimerait venir présenter dans ce lieu. Ça peut partir comme ça, parfois dans des lieux qui ne sont même pas accessibles au public en temps normal, car des normes de sécurité très strictes empêchent parfois tout simplement quiconque de les visiter.
Pour le public, c’est l’occasion de découvrir un artiste qu’il apprécie et en même temps de visiter une usine, un dépôt, une église, auquel il n’aurait jamais eu accès en temps normal. Nous, ce qu’on garantit, c’est que si vous venez, il y aura un bon concert ou un bon spectacle dans un lieu souvent original. Pour nous, c’est hyper excitant.
Des concerts et des salades
Eric Linder : Le lieu en tant que tel peut effectivement être le point de départ. Pour cette année, par exemple, j’ai eu l’occasion de visiter un lieu horticole, où l’on produit des légumes. Les aménagements qui ont été faits dans le lieu m’ont paru très intéressants. J’ai alors discuté avec l’exploitant qui était hyper content que l’on s’intéresse à son lieu d’exploitation. J’ai proposé d’y faire jouer Bror Gunnar Jonsson, un blues man suédois qui est une sorte de one man orchestra. Les gens pourront donc assister à un concert… et en repartir avec une salade produite ici, à Genève. On a vraiment un goût très prononcé pour les concerts improbables !
Dans le passé, on a également fait jouer des artistes directement dans l’eau, dans des piscines genevoises. C’est comme ça qu’on a reçu des artistes comme IDLES ou Temples…
Si vous parlez par exemple de la piscine du Lignon, dans la commune de Vernier, aux habitués du festival, ils vous diront peut-être qu’il s’agit d’un club de rock… On y a déjà installé des sièges, genre fauteuils de cinéma, qui flottaient dans l’eau et où les gens pouvaient se poser pour regarder un concert…
Cette année, on y invite Föllakzoid, une artiste chilienne qui fait du psyche-kraut-electronic. Jay-Jay Johanson va aussi jouer là-bas. Évidemment, dans 99,9 % des cas, c’est la première fois de leur carrière que ces artistes jouent dans une piscine !
Dans les bains de Cressy, des bains de soins d’habitude réservés à des gens victimes d’accidents plutôt graves, on organise depuis 2011 des soirées DJ, qui sont globalement des cartons. On peut y accueillir jusqu’à 250 personnes.
Vous êtes de véritables guides touristiques alternatifs de Genève…
Gábor Varga : Exactement. On essaye de faire découvrir Genève autrement aux gens qui ne sont pas d’ici, aux Genevois eux-mêmes, mais également aux personnes qui se déplacent de tout le canton, de l’extended région de Genève et même de la France voisine.
Qui est le festivalier type du Festival Antigel ?
Gábor Varga : La diversité de l’offre est importante, alors le public dépend aussi du concert qu’il vient voir. Mais en réalité, notre public est vraiment très divers et c’est l’une de nos fiertés. On a remarqué que certaines personnes qui ne se sentent habituellement pas légitimes pour pousser la porte d’un théâtre ou d’une salle de concert le font parfois une seule fois dans l’année, et c’est pour Antigel. Ils viennent en famille, avec des amis, ils se font surprendre.
Eric Linder : On essaye d’inventer des spectacles qui se vivraient comme des aventures. Ce sont tout de même des spectacles qui ont souvent lieu en extérieur, en plein hiver ! Les gens s’habillent comme pour aller au ski ! Alors bien sûr, on sait que la plupart des gens qui assistent à Antigel sont des fans de musique, qui sont habitués à voir des concerts. Air qui jouera Moon Safari au Victoria Hall de Genève – une salle de musique symphonique qui était encore interdite aux musiques électriques il y a quelques années – a par exemple été complet en six minutes et nous avons aussi besoin de ce type de concerts pour exister.
En plein air, dans les lieux insolites, non dédiés ? C’était juste no way.
L’une des problématiques pour les festivals qui proposent des performances et des manifestations dans plusieurs lieux différents et où la notion de territoire a du sens, c’est justement d’arriver à faire festival, à ne pas perdre le public. Comment parvenez-nous à gérer cette contrainte, que j’imagine centrale ?
Eric Linder : C’est effectivement une contrainte fondatrice. En 2008, au moment où nous tentions de lancer le festival et de convaincre nos partenaires de nous suivre, personne ne pensait qu’un festival de ce genre en plein janvier-février pourrait fonctionner. En plein air, dans les lieux insolites, non dédiés ? C’était juste no way. Sur l’affiche de la première édition du festival, en 2011, on avait inscrit le mot “Migrez”, avec l’idée de migrer à l’intérieur du territoire. On avait ajouté des oiseaux migrateurs. L’année suivante, c’était “Explorez”. Nous n’avons jamais joué sur l’idée de “Festival de rock”, “DJ” ou je ne sais pas quoi.
Migration
Gábor Varga : Nous, on s’intéresse à l’aventure, à la migration, à l’exploration. C’est toujours la terminologie qu’on utilise. Les gens savent ce qu’ils doivent faire pour profiter pleinement de ce festival.
Eric Linder : Le public s’est mis à suivre parce qu’on l’a surpris. Il y a eu tout de suite cette notion de « wow effect ». Pas que par sa programmation, vraiment pas. Je parle surtout du choix des lieux, de l’aventure inhérente au projet. On voit notre public suivre trois semaines et demie de festival, c’est assez dingue.
Gábor Varga : C’est toujours étonnant parce qu’une fois que la programmation est sortie, que les concerts ont été bookés, on se transforme en chargé de production, en guide de public. Ça fait bizarre… et ça fait chaud au cœur ! Lorsque tu es dans un champ quelque part dans la commune de Bernex, en train d’aller vers une clairière, et que tu regardes derrière toi et vois 200 personnes qui te suivent en bottes, en vestes d’hiver, qu’ils te font confiance et qui ne savent pas tellement où ils vont se retrouver, c’est une sensation assez incroyable. Les gens payent quand même leur place, il faut qu’on soit à la hauteur !
Eric Linder : Ce genre de concerts, parfois, peut avoir lieu très loin dans le canton. Pour y aller, c’est deux changements de bus – et il y a un bus toutes les heures. Tu es en plein hiver. Une année, je me souviens d’une scène avec une lumière accrochée à une église, avec du vent, comme dans les films, à la Docteur Jivago. De la neige qui tombe, 100 personnes habillées comme pour se rendre au Pôle Nord… Ça, c’est ça notre aventure.
Métaphoriquement, pour une ville comme Genève qui se place géographiquement au cœur de l’Europe, cette idée de déplacement des populations est très intéressante…
Gábor Varga : À Genève, nous avons 24% de gens qui sont originaires du canton. Les autres sont d’autre part, c’est une ville où les cultures se mélangent, et ce dans un mouchoir – nous ne sommes pas à New York ! Je suis par exemple d’origine hongroise, mais ai trouvé mon chez-moi ici, à Genève.
Une déclaration d’amour à Genève
Eric Linder : Genève est une ville pluriculturelle, ouverte sur le monde. Nous adorons cette différence et cette manière de cohabiter. Cet aspect cosmopolite de Genève, on ne le trouve pas ailleurs en Suisse. Je crois d’ailleurs qu’Antigel est, quelque part, une déclaration d’amour à Genève. Faire notre festival, c’est partager notre ville. Donner Genève à voir à des gens qui ne connaissent pas encore bien la ville.
Gábor Varga : Oui, ou la faire découvrir à des gens qui pourraient être blasés, qui sont là depuis toujours, et qui se disent “Genève ? Il ne se passe jamais rien !”. Viens à Antigel, on va te montrer qu’il se passe plein de choses. Laisse-toi surprendre !
Vous aimez votre ville, vous aimez le public qui vient à Antigel, vous aimez aussi, j’imagine, les artistes qui font la culture à Genève. Quelle place leur donnez-vous ?
Gábor Varga : Les artistes locaux ont naturellement une place particulière pour nous. Proposer des dates dans des salles de concerts genevoises à des artistes genevois n’auraient pas beaucoup de sens. Ils peuvent y jouer quand ils veulent. Mais les lieux insolites sont notre force. C’est le sens du projet Made in Antigel, au sein duquel on propose souvent des créations originales que vous ne pourrez voir dans aucun autre contexte. Ce sont des projets freeform, de la création pluri-disciplinaire, souvent participative, avec des propositions circassiennes, de la danse contemporaine, du théâtre…
Eric Linder : Dans un monde idéal, je fais partie de ceux qui adoreraient uniquement proposer aux artistes des formats insolites, stimuler au max la création. Ça serait notre rêve !
Quelles nouveautés pour 2024 ? Qu’est-ce qu’un habitué d’Antigel trouvera cette année pour la première fois ?
Eric Linder : Le festival se réécrit chaque année. Pour cette édition, par exemple, on propose tout un projet Made in Antigel, en trois volets et sur trois communes, Plan-les-Ouates, Thônex et Meyrin, pour aborder en profondeur un sujet qui nous interpelle tous : celui de la violence auprès des jeunes dans les quartiers. Le projet s’appelle Chroniques urbaines, est proposé par l’Urban Move Academy, c’est un triptyque urbain qui s’interrogera sur des violences sensibles à Genève ces dernières années. Le canton est extrêmement favorisé, mais il n’empêche, il y a parfois des soucis, comme dans toutes les grandes agglomérations. Phénomènes de bandes de jeunes, montée des incivilités, mais aussi précarité, violences policières, absence de perspective et sentiment d’abandon. Une mini-série dont les épisodes se suivent, ne se ressemblent pas, et peuvent se voir indépendamment les uns des autres.
Pour la première fois, on propose également un spectacle dans la Salle des Droits de l’Homme et de l’Alliance des Civilisations, aux Nations Unies. Nous y invitons la Colombienne Lido Pimienta (en collaboration avec SHAP SHAP) et ça a été un petit tour de force car rentrer à l’ONU est extrêmement complexe. Inviter le public dans cette salle-là et pour présenter un projet qui s’interroge autant sur les questions de justices sociales n’est évidemment pas anodin.
Gábor Varga : Dans la même idée, la dernière semaine du festival, nous proposons trois pièces assez exceptionnelles d’artistes russes, qui se retrouvent dans une situation difficile à cause des actions de la Russie, qui trouvent désormais peu d’endroits pour s’exprimer. Chez eux, ils sont exclus, ailleurs, personne n’y touche. On a donc décidé de proposer trois chorégraphies exceptionnelles, qui parlent des temps actuels, d’identité, de respirer dans un climat qui nous étouffe !
Le Festival Antigel se déroule du 1ᵉʳ au 24 février à Genève et dans ses environs. L’ensemble de cette programmation protéiforme est disponible ici.