On a frémi, on a tremblé, on s’est rongé plus d’un sang : quelques échos nous étaient parvenus, laissant planer l’hypothèse d’adieux. Heureusement, il n’en a rien été. Et le Festival Bordeaux Rock de ressurgir pour la vingt-et-unième fois, marquant la fin de l’hiver – à la manière des quinquatries romaines – et le début des hostilités électriques.
Dans le quartier Saint-Michel tout d’abord, avec la traditionnelle soirée « Rock en ville » consacrée à la scène locale. Vingt groupes, jouant dans sept lieux, bars et caves, accessibles avec le même billet : voilà, s’il fallait le rappeler, le principe de cette soirée déambulatoire où le garage répondra à la coldwave, où l’indie-pop complimentera le post-punk, où D-beat et dreampop rouleront de concert, selon le tracé de vos pérégrinations nocturnes sur le vieux Pichadey. Prêcheur Loup, Monsieur Crâne, Père Dodudaboum, Le Plein Emploi et autres Nana Sapritch n’attendent que vous.
Cet apéritif sonore savouré, on enquille à la Salle des Fêtes du Grand Parc. Le vendredi, d’abord, avec de la noirceur. Celle, implacable, de Bruit Noir, duo formé par le Bordelais d’adoption Pascal Bouaziz (ex-Mendelson) et Jean-Michel Pirès, experts pour casser les ambiances bé(a)tement florissantes et faire, avec les miettes, les tessons et les abacules restants, « du noir et du blanc sur dix mille écrans », comme dirait l’autre.
À leur suite, Memorials, autre duo, anglais celui-ci. Un groupe qui a de qui tenir : Verity Susman a été la claviériste et chanteuse d’Electrelane, quand Matthew Simms est depuis quinze ans le guitariste de Wire. Après avoir roulé leur bosse sur des bandes-originales, puis une cassette commandée par le Centre Pompidou autour d’une installation de Louise Bourgeois, les deux Britanniques ont publié chez Fire un très goûtu premier album, Memorial Waterslides, qui les a posés en « jumeaux diaboliques de Stereolab » (avec qui Memorials a tourné). Comment, pourquoi, dans quelle mesure ? La vérité n’est pas ailleurs, elle est dans des morceaux du calibre de ce « Acceptable Experience » – basses, Farfisa, cavalerie indie et mystère pop.
Et enfin, pour compléter le tableau, Astéréotypie sera plein cadre. Est-il encore besoin de les présenter ? Pour les trois du fond qui auraient dormi ces, disons, dix dernières années, c’est un groupe dont les membres sont principalement des musicien.ne.s et chanteur.ses neuro-atypiques. Né dans un atelier de poésie mené à l’Institut Médico-Éducatif de Bourg-la-Reine, ce combo à la poésie libre et singulière, adepte d’un surréalisme en flux continu et d’un free-rock rétif à toute barrière, semble carburer à « l’énergie positive des dieux » – titre d’un de leurs disques, et d’un documentaire qui leur a été consacré.
Révélé en 2022 par un « Personne ne ressemble à Brad Pitt dans la Drôme » qui a contribué à faire de la vraie vie une chose moins agaçante, Astéréotypie n’a depuis pas quitté le devant de la scène, à coups de scènes et de festivals écumés en tous sens. Mais encore… Les rencontres du Papotin ? Ils en sont. Le dernier hit du cinéma français, Un petit truc en plus ? Ils y étaient aussi. Et, mieux encore, à l’automne dernier, il y a eu un troisième album, Patami, aux titres toujours aussi fougueux, inclassables, improbables (« Les orques adorent le foie de requin », « Calme-toi bouge tes genoux », ce style). Rira bien qui rira le dernier.
Et le lendemain, ça repart ! Avec un autre triptyque bien costaud, initié par Da Googie, le projet de Debbie Googe, bassiste dont le curriculum est plus qu’impressionnant. Membre historique de My Bloody Valentine (les fabuleux Isn’t Anything et Loveless, elle en était), passé en coup de vent chez Primal Scream (en 2012, pour dépanner), complice de Thurston Moore et de Brix Smith, la native de Yeovil mène également sa barque de son côté, croisant en eaux expérimentales et rêveuses, façon Triangle des Bermudes art-pop. Avec, en guise de complice de safran et de sextant, Cara Tivey, claviériste ayant, elle aussi, plus que roulé sa bosse dans les sphères indé (Au-Pairs, Billy Bragg, Everything But the Girl, Blur période Parklife : ça en jette).
À cela viendra s’ajouter – et ce n’est pas rien – l’avis de Bryan, de BMT, bref de Bryan’s Magic Tears. Le groupe francilien, couvé par Born Bad et chéri par tou.te.s les féru.e.s de guitares 90s, de shoegaze éthérée et de baggy sound servi façon kick’n’rush mais chaloupé, rouvrira grand les déhiscences de sa fenêtre spatiotemporelle, de sa baie vitrée panoramique avec vue plongeante sur l’année 1992, ses perspectives screamadelicas, ses âpretés jesus-and-mary-chainiennes, ses lueurs indie-house. C’est-à-dire tout le scope déployé par leur dernier album Smoke and Mirrors, qui n’a rien d’un miroir aux alouettes.
On évoquait, par la bande, Primal Scream ; rebelote pour parler de Peter Perrett. C’est que Bobby Gillespie, tout comme Johnny Marr ou Carlos O’Connell (de Fontaines DC), se fend d’une apparition sur The Cleansing, l’album-miracle de l’ex-Only One. Miracle, oui, car l’auteur de l’immarcescible hymne punk « Another Girl, Another Planet » a été donné mille fois pour mort. Comme il le dit chez nos collègues de Libé : « L’enregistrement de cet album représentait pour moi une course contre la montre. Pour être honnête, je ne savais pas si j’allais être capable de le sortir de mon vivant. D’ailleurs, nous avons déjà de quoi faire un autre disque, qui sera peut-être -allez savoir – mon album posthume. J’ai vu la mort en face tant de fois que ça ne me fait plus rien, je n’ai pas peur. »
Miracle, aussi, car ce grand nettoyage, ce Cleansing inventorial se révèle tour à tour rêche, acide, inspiré, drôle, émouvant, altier ; un chapelet de qualités qui font que le septuagénaire londonien, revenu du diable Vauvert (quarante ans d’addictions en tous genres !), prétend aujourd’hui mieux que quiconque au statut de tête d’affiche de ce 21e Bordeaux Rock, donnant rendez-vous pour un ultime baroud plein de panache. Et d’irréductible fierté, lui qui reprend volontiers « I’m Not Like Everybody Else » des Kinks, affirmation lui allant comme un gant.
Autant dire qu’on prend déjà date, ipso facto, pour la 22e !