Certain.es le regretteront sans doute mais ce n’est pas à l’Utopia que le festival Musical Écran dépêche ses bobines. Un mal pour un bien puisque cela permettra à nombre d’entre vous de découvrir le Théâtre Molière, antre d’ordinaire dévolue à la comédie boulevardière (et qui fut aussi un cinéma X dans les années 80). C’est là, ainsi qu’à l’Inox et à la Cour Mably, que l’association Bordeaux Rock vous mettra, bon pied, bon oeil et bonne oreille, une foultitude de longs-métrages documentaires participant tous d’une certaine idée intersectionnelle, fougueuse et poil-à-gratter de la pop-music, dans son acception la plus large.
Vous aimez le hip-hop ? La soul ? Le punk ? Les balbutiements de l’électronique ? Les sons d’hier ou les expérimentations dessinant déjà l’après-demain ? Les héro.ïne.s illustres ou les mouvements contre-culturels ? Le coin de la rue ou l’autre bout du planisphère ? Il y en aura pour tous les goûts, donc il y aura forcément un film qui ne manquera pas d’aiguillonner votre curiosité novaïenne dans cette programmation éclectique et réjouissante, avec du Courtney Barnett, du Can, des New Romantics, du skate, des métalleuses libanaises, du King Crimson, des MCs sud-africains, des faiseur.ses de fanzines, du Cymande, du Camera Silens, du Stockhausen, du Kate Bush, du Pone, de la Grande Triple Alliance Internationale de l’Est et autres références à entrapercevoir dans ce petit teaser, au son synthpunk de Kas Product.
Attardons-nous sur quelques-uns de ces films. Can & Me, par exemple. Qui n’est pas un film sur Can, ou pas seulement. Car, si Irmin Schmidt fut bien le claviériste de ce sidérant groupe, collant des manchettes de karatéka sur ses synthés pendant les montées intrépides et les circonvolutions têtes-brûlées de « Vernal Equinox », « Yoo Doo Right » ou « Animal Waves », celui qui s’est reconverti en gérant d’une maison d’hôtes dans le Vaucluse a aussi poursuivi une étonnante seconde carrière.
Une arche méconnue où il a joué les docteurs Moreau du son, associant volontiers le rock et le tango, les clarinettes et les blip-blip modulaires, le gagaku, le reggae, le jazz et l’ambient, pour des albums solo, des opéras, des liturgies d’outre-espace, de la library music destiné à la télévision allemande ou encore des BO entendues chez Wim Wenders (à qui Can offrira d’ailleurs, en 91, son tout dernier morceau, le pétrifiant « Last Night Sleep »). Des décennies d’après les folles années krautrock dédiées à l’exploration incessante et curieuse de ces musiques traversée par « la mémoire de 600 ans d’histoire de la musique européenne. Par la mémoire de Can, aussi ; faire du rock avec eux, c’est même invoquer la mémoire de la musique américaine qui, elle-même, contient une part de l’histoire de la musique africaine. Quand tu entends la musique des Dogons, au Mali, c’est blues ! Il y a comme une sorte de déviation des traditions et tout cela se retrouve dans ma musique. » Très « danse du zèbre », comme postulat, non ?
Ah, et histoire que vous identifiez bien le gars, Irmin Schmidt, c’est le mec au centre de la photo, visage de profil et énormes rouflaquettes.
Tant que les regards sont vers l’Est, pour du nouveau, ne voyez-vous pas à l’horizon une mystérieuse croix à trois branches ? C’est celle la Grande Triple Alliance Internationale de l’Est, ou la GTAIE, pour les initié.es et les féru.es d’acronymes. Une légende urbaine bien réelle, informelle fédération liant une flopée d’artistes, de groupes, d’activistes bricolo-fi plaçant « le principe du punk adapté à tout style de musique » au-dessus de n’importe quelle autre considération.
Si vous vous piquez d’être à la pointe des undergrounds, option vous en connaissez très certainement certain.es : Usé, Scorpion Violente, Heimat, Noir Boy George, Crash Normal, A.H.Kraken, Télédétente 666 (les deux auteurs de « Soleil Nord-Est », potentiel hymne idéal pour toute cette scène), le néo-Bordelais Ventre de Biche ou encore Ich Bin qui ont revisité de fond en comble la carte de France sur la pochette culte de leur disque Obéis!.
Et Guillaume Marietta aussi. L’ex-Feeling of Love co-signe ce documentaire avec Nicolas Drolc, réalisateur de docus sur Serge Livrozet ou sur les mutineries carcérales de 1971-72. Une réussite que ce passage derrière la caméra, cette plongée, en live et en interviews – captées, qui dans son jardin, qui dans son lit ou accoudé à la table de la cuisine -, avec cette famille éparpillée, joyeuse et fauchée, viscéralement autre, toujours prête, depuis les années 90, à faire vibrer caves, squats, friches, échangeurs d’autoroutes et casemates de la ligne Maginot grâce à leurs synthés saturés aux câbles apparents, et leurs fêtes à l’arrache, toutes en générosité, sarcasme, franchise et refus de l’épate.
À plus forte raison car il s’agit de la séance d’ouverture, il convient aussi de dire quelques mots sur l’Anonymous Club déployé par Danny Cohen (clippeur pour King Gizzard, No Zu ou Kirin J. Callinan) autour de l’Australienne Courtney Barnett. Journal de tournée écrit et filmé, mis en boîte sur trois ans – avant, pendant et après le Covid -, le film montre bien sûr des moments de concerts, les chansons de son album d’alors (Tell Me How You Really Feel, en 2018). Mais ce sont surtout les coulisses qui sont mises en avant.
Les coulisses, vous dites ? Oui : les réflexions, les doutes, les crises d’angoisses derrière le barnum rock, tout l’arsenal psychologique qu’il faut se trimballer vaille que vaille. La dépression affleurant, aussi, en toile de fond, chez la Melbournaise, la reine du cool indie qui cherche dans l’écriture de ses chansons, dans un lendemain sans cesse recommencé une étincelle de lumière, de lucidité, de réconfort : « Je pense que toutes mes chansons essaient simplement de comprendre les sentiments, les situations. Je viens d’avoir trente ans et j’ai l’impression d’avoir franchi une sorte de ligne, mais je suis toujours perdue. J’ai de l’espoir pour le jour suivant, qui vient réparer ce qui n’allait pas la veille ».
Trois films pris au hasard parmi la multitude qui passeront sur les écrans de l’Inox et du Théâtre Molière (choisissez vos séances, le programme complet est juste là), sous l’œil attentif d’un jury composé de Laurent Garnier (qui était déjà venu l’année dernière, présenter son film Off the Records), le rock-critic et écrivain Michka Assayas, le réalisateur Benoît Forgeard, l’administratrice de Born Bad Céline Lepage et l’universitaire Marguerite Vappereau.
Et si le grand air vous fait de l’oeil après ces nombreux moments passés dans les salles obscures, Musical Écran a tout prévu, mettant sur pied un triptyque de soirées à la Cour Mably, agrémenté de concerts (Ventre de Biche, Pierre Gisèle) et de DJ-sets (Marietta, El Vidocq, 45 Tours Mon Amour), d’excellents moments coldwave et discoïdes, surf-rock et yéyé époque Scopitone ou queer pailleté à la façon de la Bordelle.
Histoire que plus personne, en diurne comme en nocturne, ne puisse prétendre qu’il n’y a rien à faire, plus rien à voir, à découvrir, à kiffer dans le 33000. Du cinéma, de la musique, singulier.es, pluriel.les, de tous styles, de toutes époques, de toutes dimensions, et à des tarifs tout doux plus que désindexés de l’inflation : que demander de mieux ? Des pass pour aller voir cinq films de cette programmation, le tout gratis ? On vous les a dégotés ! Il ne vous reste plus qu’à vérifier si vous êtes en cheville avec la Fortune, ici-même, dûment muni du sésame Nova Aime.