Du « 105e étage » de « la bibliothèque de Babel », ce jeune musicien venu de Saint-Etienne aimerait « stopper le progrès intellectuel de l’humanité », avant d’improviser au piano sur un thème de Stevie Wonder.
« Videz les jerricanes. » Mi-2020, l’effondrement à venir de la civilisation industrielle nous offrait une ritournelle en deux minutes trente-deux. Derniers dans le monde, signée Fils Cara, conte la fonte des pôles, ainsi qu’un « crash » imminent – prétexte comme un autre pour tout arroser d’essence et craquer une allumette – où jaillit cet avantage : bientôt, « plus de fric et d’armes, on sera si bien » ; lisons d’ailleurs cette punchline comme le marqueur de ce qui sépare ce musicien à col roulé de 25 ans, venu de Saint-Etienne et prénommé Marc, de ses confrères du rap game.
« Cara » est le nom de sa mère, « une personne extrêmement travailleuse » dont le patronyme fut choisi par le fils pour servir de « bonne étoile ». Début 2019, celui qui se décrit comme un « diamant dans un océan de merde » (sur Petit Pan) arrête son boulot d’ouvrier en usine « et les fins de semaine rincées par le labeur et le goût du café » pour monter à Paris et publier, flanqué de son frère Francis au piano, deux mini-albums de huit titres, Volume (2019) et Fictions (2020) via le label Microqlima, écosystème des expériences d’Isaac Delusion ou de L’Impératrice. Ce n’est pas tellement du rap, en fait ; plutôt de la chanson humble et sensible. En témoigne ses marottes musicales éclectiques, de Bon Iver à Booba, de Gainsbourg aux Sages Poètes de la Rue, en passant par Agnès Obel et Nirvana – groupe à propos duquel il est incollable au point de désigner ses premiers sons sous le nom de « sub pop », en clin d’œil au premier cocon des rois maudits du grunge.
« Savoir écrire, c’est dire n’importe quoi sur un ton plus ou moins radical », dit-il. Plus ou moins, en effet : on découvre ainsi les rimes douces-amères d’un lecteur de l’écrivain Jorge Luis Borges – auteur d’un célèbre et génial recueil de nouvelles intitulé Fictions, en 1944. Il n’est donc pas étonnant de l’entendre nous proposer, en nous téléphonant d’une cabine située au « 105e étage » de la « bibliothèque de Babel » (Borges, encore), la fondation d’une « académie de l’oubli » à destination de « futurs enfants », visant à « stopper le progrès intellectuel de l’humanité, pendant quelques années », le temps de retrouver « l’état de nature » et « des vies superficielles » jusqu’à… oublier « l’existence même de l’académie ».
Fils Cara se rappelle, cependant, des notes du morceau qu’il reprend spécialement pour Nova : Seasons, instrumental cosmique tiré du double album Journey through the secret life of plants (1979) de Stevie Wonder, soit la bande-son d’un documentaire lui-même adapté de l’enquête des journalistes Peter Tompkins et Christopher Bird sur les prétendues « perceptions extra-sensorielles » des végétaux. Merci, Fils.
Réalisation : Mathieu Boudon.
Image : modélisation de la nouvelle Le Jardin aux sentiers qui bifurquent, de Jorge Luis Borges, par le département neurologie de l’Université de Californie (2018).