Après le Nouvel Hollywood, place au Nouveau Bollywood.
La seconde partie de Gangs of Wasseypur (pour ceux qui auraient loupé la première, elle arrive sous peu en DVD) ne fait pas que confirmer une incroyable saga mafieuse, mi-Parrain, Mi-Scarface à la sauce curry. Elle installe son réalisateur Anurag Kashyap comme le grand rénovateur du cinéma indien.
Pourquoi un film en deux parties ?
Anurag Kashyap : il y a une dizaine d’années je voulais faire un film sur Bihar (NDR : état du nord de l’Inde) parce que j’avais entendu beaucoup d’histoires ahurissantes sur sa création. J’ai été devancé par Prakash Jha lorsqu’il a réalisé Apaharan. En 2008, le scénariste Zeishan Quadri m’a apporté un scénario à propos du règne de la mafia sur l’industrie du charbon de Wasseypur (NDR: ville minière de l’état du Jharkhand, ancienne partie du Bihar). Au départ, j’ai trouvé que ce scénario ressemblait trop à celui de La cité de Dieu. Quadri l’a mal pris mais, en réaction, est revenu vers moi avec tout les articles de presse qu’il avait pu amasser sur le sujet.
J’y ai trouvé énormément de thèmes et de choses autour de l’émergence de la mafia dans l’Inde du Nord, que j’ai voulu mettre dans le film, qui du coup se déroule sur plus de soixante ans, de 1941 à 2009, là ou le script de départ était essentiellement contemporain. Ca ne pouvait pas se raconter en 2h. J’étais cependant prêt à n’en faire qu’un seul film de 5h20. Sauf que certains distributeurs ne voulaient pas d’un film qui n’aurait pas pu avoir plus d’une séance par jour… On a même pensé, un moment, à faire trois parties; au point d’avoir d’ailleurs eu trois scénarios. Il y a même eu l’idée d’en faire une série télé. Avant d’en arriver au principe de deux films. Ca ne me paraît pas aberrant : regardez les Harry Potter, ce n’est qu’une seule et longue histoire, les spectateurs s’y sont accrochés pendant huit ans sans aucun soucis.
Vous étiez connu jusque-là dans le cinéma indien comme un des piliers du Mumbai Noir, cinéma de genre basé sur des histoires de mafia. Avec Gang of Wasseypur, vous vous attaquez à l’activité criminelle d’une autre partie de l’Inde.
En enquêtant sur les diverses mafias indiennes, j’ai découvert que si celle de Mumbai est la plus célèbre, celles plus petites, qui essaiment dans d’autres villes du pays sont incroyablement plus armées. Si demain, une guerre des gangs éclatait, je ne suis pas sur que la mafia de Mumbai y survivrait…
Elle a nourri le Mumbai noir parce que la presse en fait une légende à forces d’articles, mais au-delà de ça, à Mumbai, Wasseypur ou ailleurs, le fonctionnement reste à peu près le même: un triangle entre le crime organisé, l’industrie et les politiques. A peu près 90% de ce que vous voyez ou des personnages dans Gangs of Wasseypur est basé sur des faits et personnes réels. On a enrobé tout ça dans une intrigue de fiction et de saga familiale pour éviter d’avoir des ennuis, mais les habitants de Wasseypur savent très bien de qui et de quoi on parle dans ce film.
Au-delà de l’industrie du charbon, la région de Wasseypur est surtout connue pour être un endroit très friand du cinéma bollywoodien, qui y fait une grosse partie de ses entrées. Est-il facile du coup de sortir ce film-là bas ?
J’ai tenu à montrer cette relation étrange avec le cinéma bollywoodien : à Wasseypur, les gens ont un lien organique avec lui. C’est pour ça que les gangsters se prennent pour des stars, où que la deuxième partie évolue vers quelque chose de plus emphatique, baroque. Jusque là, il n’y a eu aucune opposition, sauf de la part d’une seule personne, au film de quelqu’un de Wasseypur. Mais c’est la seule qui n’a pas compris que ce film n’est pas une attaque contre cet endroit, que j’y parle avant tout de l’émergence de la mafia. Même si c’est une réalité dans cette partie de l’Inde, les protagonistes principaux de mon films sont issus de trois générations de trois familles, dont une n’est d’ailleurs pas de Wasseypur mais de Dhanbad. Qui plus est, j’ai pris soin de montrer que les habitants de cette ville étaient aussi des victimes, pour éviter de la dépeindre sous un jour négatif.
Cette seconde partie, est étonnamment violente pour du cinéma populaire indien… La commission de censure locale, généralement ferme, a -t-elle été un obstacle ?
On a beaucoup parlé de la manière dont la violence allait apparaître dans Gangs of Wasseypur. Je tenais à ce qu’elle ait l’air réel. D’où ces scènes en plan séquences pour ne pas que son impact soit atténué par des effets de montage. Oui, certaines scènes sont crues, brutales, mais ça ressemble à la réalité. Le problème ne vient pas tant de la commission de censure que de l’état qui le verrouille. Aujourd’hui un censeur pourrait être tenté de laisser passer certains films, mais c’est le ministère de la culture qui fait blocage, par peur des réactions des spectateurs qui sont autant d’électeurs potentiels. Sans compter les responsables religieux ou des partis d’opposition qui sont toujours prêts à monter au créneau. Pour eux, la censure est avant tout un outil politique.
Justement, Gangs of Wasseypur semble aussi être une sorte d’arme politique dans son rapport aux codes bollywoodiens, notamment la musique: on a rarement entendu dans un film indien, autant de chansons salaces…
Ca va vous paraître curieux, mais j’ai toujours envisagé Gangs of Wasseypur comme un film indien mainstream, jusque dans l’utilisation et le nombre de chansons. On a même planché dessus bien avant le tournage, voire avant d’avoir bouclé le scénario. J’ai travaillé avec la compositrice Sneha Khanwalker , à qui j’ai demandé de s’inspirer des chansons folkloriques du Bihar, mais en allant chercher ce qui était le plus local, le moins populaire, au sens de tubes nationaux, possible. Elle est allée sur place, a retrouvé des chanteurs qui étaient embauchés pour des mariages ou des enterrements. Ces chansons ont peut-être un côté plus rugueux, moins eau de rose que celles des films bollywoodiens usuels, mais elles sonnent plus vraies, plus roots. Et ne me choquent d’autant moins, que là où j’ai grandi, quand j’étais petit, j’ai souvent entendu ce types de chansons, un peu plus salées, grivoises. Vous savez, chanter des textes frontalement érotiques fait partie intégrante d’une longue tradition de l’Inde du Nord.
En parlant de tradition, vous êtes aujourd’hui producteur ou lié à des films indiens innovants (NDR : Miss Lovely, sur… l’industrie locale du cinéma porno; Peddlers, thriller lorgnant du côté des thrillers intimistes à la Michael Mann. Les deux, excellents, devant sortir en France en 2013). Avez-vous la volonté de bousculer la toute puissance Bollywoodienne ?
Le cinéma indien est une industrie dynastique où les fils apprennent à perpétuer le travail de leurs pères. Les familles de cinéma contrôlent totalement cette industrie. Mais une nouvelle génération de cinéastes et de producteurs commence à apparaître avec des personnalités qui se foutent des valeurs de l’establishment. Mais on ne peut pas le secouer d’un coup. Vu de chez vous, Gangs of Wasseypur a l’air d’un coup de pied dans la fourmilière, mais en fait il ne l’est que dans son financement semi-indépendant. pour le reste, c’est un film plus mainstream que vous le pensez pour le public indien d’aujourd’hui. Les mutations qu’on entraîné à Hollywood des réalisateurs comme Chris Nolan ou David Fincher, qui ont révolutionné le cinéma mainstream occidental, commencent à atteindre l’Inde et ses cinéastes. Mais aussi son public, qui s’ouvre de plus en plus. En conséquence, on voit de plus en plus de films comme Gangs of Wasseypur, osant aller vers un cinéma plus radical tout en restant grand public. Le Nouveau Bollywood, à mi-chemin entre cinéma d’auteur et cinéma traditionnel est en train d’émerger.
Propos recueillis par Alex Masson.
Gangs of Wasseypur, Partie 2. En salles depuis le 26 décembre.