C’est quoi, être gouine ? À la manière du livre Pédés, sorti en juin 2023 aux mêmes éditions et co-écrit par huit auteurs gays, Amandine Agić, Meryem Alqamar, No Anger, Marcia Burnier, Noémie Grunenwald, Erika Nomeni et les coordinatrices du bouquin, Marie Kirschen et Maëlle Le Corre, se passent joyeusement le relai pour nous livrer des récits lesbiens inspirants et importants.
Gouine : « Femme prostituée qui hante les lieux de débauche ». C’est par cette définition de 1960 que l’on se rappelle comme les lesbiennes sont, dès le départ, des cibles, des déviantes, marginales. Pourtant, être gouine, c’est bien plus qu’une orientation sexuelle, ce sont des vécus, des histoires et des amours innombrables, trop peu vues, lues, écoutées. “De l’homosexualité, je ne voyais que l’immense tag dans le préau de mon collège qui disait ‘Romaric est un pédé’ et qui a mis tant de temps à être effacé” raconte par exemple Marcia Burnier. Les gouines connaissent la double peine de l’homophobie et du sexisme, infect cocktail que l’on nomme lesbophobie. Le titre du livre n’est pas choisi au hasard : l’insulte est brandie fièrement, titre d’un manifeste des vécus et des réflexions lesbiennes d’aujourd’hui, suite de nouvelles, de confessions, d’essais, de poèmes brulants comme un feu de joie. Il s’agit là de raconter la pluralité des existences lesbiennes, de légitimer les désirs, et même d’une autocritique du milieu. Et puis, les lesbiennes ont “appris à naviguer dans les marges et ]savent[ que cette place ]leur[ a donné un point de vue inédit sur le centre.” Hétéros, ouvrez donc grand vos esgourdes.
Gouines et fières
Il y a celles qui ont su très tôt, qui ont ressenti le feu dans leur ventre pour des professeures, des amies, qui ont tapé « homosexualité » sur des forums trop peu fournis, Marcia Burnier qui gratte des pages entière mais n’a pas réussi à écrire à celles qu’elle aimait. Il y a celles à qui le baiser de Madonna et Britney Spears sur “Like A Virgin” n’a pas fait grand-chose, pas d’eurêka saphique, mais qui pourtant aujourd’hui désirent des Elles, celles qui ne seraient pas “born this way”. Toutes se passent le relai, de pages en pages du petit livre violet sorti le 8 novembre aux Éditions Points. Celle qui vient d’écrire présente celle qui s’apprête à prendre la plume. Une démonstration de sororité qui fait immanquablement sourire à la lecture, et mentir les vieux magazines féminins et les influenceurs masculinistes qui tentent de faire croire que les femmes n’entretiennent entre elles qu’une relation de rivalité. Et toc. Les récits se suivent mais ne se ressemblent pas.
Le « superpouvoir » des gouines « pour transformer la merde en or »
Le cliché selon lequel les lesbiennes sont toutes amies avec leurs ex est vrai : la journaliste et autrice Marie Kirschen en est la preuve et écrit une ode (jouissive) à ces relations si particulières, post-conjugales-néo-amicales, que l’autrice, rappeuse et DJ Erika Nomeni baptisera « Amimours » quelques chapitres plus loin (Virginie Despentes disait qu’il faudrait inventer un mot, demandons-lui si celui-ci conviendrait). Être amie avec son ex, c’est presque une norme dans les relations lesbiennes, parfois même une nécessité, en tout cas « une disposition affective que le monde devrait envier » aux gouines, selon Marie Kirschen. Le monde, à commencer par les couples hétéros, qui s’en privent pour la plupart, à moins qu’il n’y ait des enfants dans l’équation. Avec Kirschen, on célèbre ce « superpouvoir des gouines », cette « exemplaire capacité à transformer de la merde en or”.
« La bonne lesbienne »
Célébrons, sans oublier de tout dire. Comme Maëlle Le Corre qui confie ne pas être « la bonne lesbienne » et dévoile la biphobie qui existe dans ces cercles « safe« . Comme une sensation de déjà-vu lorsqu’on lit que certaines valorisent une drôle d’idée de pureté : le fait qu’une femme n’ait jamais eu de rapports sexuels avec un homme. « Safe« , c’est d’ailleurs un terme que désacralise Erika Nomeni : « les lieux safe n’existent pas », affirme-t-elle, en tout cas pas lorsqu’on est « noire, grosse et pauvre », « un corps qu’on essaie ou qu’on évite (…) qu’on dévisage ou fétichise ». Il y a des corps hégémoniques, même dans ces milieux « déconstruits » et un autre tabou que décapite Amandine Agic dans une lettre ouverte : la thune. Mis à nu, ce non-dit du privilège économique des milieux de radicales. Amandine Agic braque le projecteur sur ceux qu’elle appelle « les fauxvres : les faux pauvres. Tout le monde a l’air d’avoir envie de s’imaginer un arrière-plan socio-économique populaire », détaille celle qui a longtemps complexé de n’avoir pas le temps de s’adonner pleinement à la création ou au militantisme, faute de filet de sécurité financier.
L’amour !
Et que ça fait du bien de lire, dans la complexité, malgré le manque de modèles, de représentations, qu’elles s’aiment, que c’est même urgent. C’est quand No Anger décide d’embrasser son désir homosexuel, d’entrer dans le lesbianisme « comme dans une eau glacée », quand Marcia Burnier plonge aussi dans cette eau glacée, littéralement, dans la mer, dans une euphorie amoureuse qu’elle arrivera enfin à écrire, l’océan qui lui fait « sentir ]son[ corps vivant ». Et c’est la vie qui doit se vivre intensément, quand, une fois qu’on s’assume, il faut « rattraper le temps perdu, avaler les corps et l’amour, (…) tomber dans la tendresse, dans les bras ouverts, entre les seins écouter les cœurs qui palpitent ». La même urgence d’aimer fort et de le dire dans les poèmes de Noémie Grunenwald. Elle écrit « celles qui la dévorent » et tous les bonheurs qui sont « du temps volé à la mort« . Meryem Alqamar aurait aimé dire cet amour à sa grand-mère avant sa mort, lui dire qu’elle est « amoureuse tout le temps. D’un sourire, d’une éclaircie, d’un pétale, d’une odeur. Lui dire que lorsque j’aime une femme, mes battements sont carnaval et pluie d’été. » Meryem Alqamar nous le dit à nous, et on a envie de le gueuler à d’autres.
Pour seulement neuf petits euros et quatre-vingt-dix centimes, ce livre est la certitude de changer d’imaginaire autour du terme « gouine », trop souvent entendu pour insulter, et en prime un élan du cœur pour ces amours et ces doutes universels, les modèles qu’il manque encore dans la culture populaire. Il y eut le Génie Lesbien, d’Alice Coffin, il y eut le Déni Lesbien, clin d’œil nourri de 20 témoignages, voici Gouines, l’œuvre d’autrices qui font partie des bâtisseuses des nouveaux imaginaires.