En 1979, l’iranien d’origine arménienne Hamlet Minassian sort un disque qui, comme beaucoup d’autres, sera bientôt interdit par le régime.
Nous sommes en 1979, à quelques semaines d’un coup de tonnerre. L’Iran, gouvernée depuis 1953 par le Shah Mohammad Reza Pahlavi, qui oriente le pays vers une occidentalisation et une libéralisation des mœurs depuis sa prise de pouvoir soutenue par les États-Unis (nous sommes alors, pour rappel, en pleine Guerre froide) est sur le point de basculer dans une révolution islamique qui prendra les traits, sévères, de l’ayatollah chiite Ruhollah Khomeiny, de retour en Iran après quinze ans d’exil passés en Irak, puis en France. Les grèves, à Téhéran et ailleurs, ont duré des mois, le régime du Shah a fini par tirer dans la foule devenue frondeuse, le Shah a pris la fuite et la voie, à son tour, de l’exil.
La foule a réclamé celui que l’on voit déjà comme le guide suprême de la révolution — Ruhollah Khomeiny —, et l’a obtenue. Ce dernier est élu par référendum le 31 mars 1979. La Charia, dans la foulée, est adoptée. « Dieu exerce en Iran une souveraineté absolue et préside à l’élaboration des lois », est-il écrit, aujourd’hui encore, dans l’article 2 de la Constitution de l’Iran.
Pas de monde d’avant
Les libertés, progressivement, sont réduites, la gauche socialiste et communiste iranienne sont écartées du pouvoir (la rupture se fait ainsi non seulement avec les États-Unis mais aussi avec l’URSS), les droits des femmes régressent (la ségrégation des sexes, notamment est réinstaurée), les symboles de l’ancien régime et de ses icônes américaines sont prohibés, la culture est contrôlée par une instance par laquelle tout devra désormais passer.
La musique, très prolifique et très occidentalisée durant le règne du Shah Mohammad Reza Pahlavi (on assiste alors à une véritable fusion des musiques folkloriques perses et du yéyé, du psyché, du funk, du disco anglo-saxon) doit alors passer par le Ministère de la Culture et de l’Orientation islamique, instance gouvernementale en charge d’autoriser, ou non, les productions culturelles et de les passer au filtre de la « chasteté publique ». Ce ministère, bien que plus ouvert aux influences d’ailleurs et notamment depuis le départ du pouvoir de Mahmoud Ahmadinejad en 2013, est toujours en place aujourd’hui.
Avec la Révolution islamique de 1979, c’est ainsi un pan entier de la musique du Moyen-Orient post Guerre mondiale qui se voit recouverte par le voile sombre de la censure et de l’obscurantisme, un autodafé culturel dont les cendres ne sont conservées que par quelques mélomanes qui refusent d’oublier les fragments d’un passé pas si ancien mais qui, en Iran, paraît séculaire. Le tort de ces artistes voilés par le nouveau régime ? Parler d’amour et de ces sentiments qui détournent les hommes de Dieu, en les tournant vers une extase qui n’aurait, selon certaines voix, pas grand-chose de spirituel.
Les exemples d’artistes censurés dans l’Iran de Khomeiny parce qu’ils jouaient la musique des Américains, et pervertissaient les bases, sont connus. La chanteuse Googoosh (immensément célèbre en Iran et globalement dans tout le Moyen-Orient), le musicien psyché aux allures de modèle yéyé Kourosh Yaghmaei (compilation magnifique proposée par le label Now Again Records en 2011), le compositeur Morteza Hannaeh, beaucoup d’autres. Autant de figures populaires et prohibées par un État qui a voulu faire disparaître leur musique mais que des diggers, archéologues d’un temps pas si récent mais aux recherches pas si faciles (mettre la main sur un disque interdit au sein d’un régime autoritaire, ce n’est pas comme acheter un disque en Fnac…) tentent de réhabiliter ces dernières années.
Un Arménien en Iran
Nouvel exemple de ces artistes ressortis des limbes par des courageux qui ont décidé de lutter contre les destinées qu’imposent les autoritaires, Hamlet Minassian, arménien atterri en Iran (la diaspora arménienne est très nombreuse en Iran, dont elle constitue aujourd’hui encore la communauté chrétienne la plus importante) remis en valeur par le label Numero Group qui ressort aujourd’hui l’unique album de sa carrière.
Symptomatique de ces artistes qui, dans l’Iran du Shah, dressait des ponts, élargis, solides et ultra métissés, entres les États-Unis et le Moyen-Orient, Hamlet Minassian (originaire d’Arménie mais né à Tabriz, dans le nord-ouest de l’Iran) a étudié la musique en Europe et aux États-Unis après avoir suivi des cours au Conservatoire de Téhéran. Voir le monde d’ailleurs, et voir comment en tirer profit.
Disco, funk, psyché, proto-house, cosmique… pop
Revenu en Iran, il devient compositeur pour le cinéma et la télévision. Le musicien a également produit des morceaux plus expérimentaux, comme ceux figurant sur ce disque (Armenian Pop Music) qui fusionne musiques folkloriques arméniennes (un hommage assumé à ses racines) et des arrangements disco, funk, psyché, proto-house, cosmique, pop même parfois malgré des formats qui ne rentrent pas franchement dans les carcans imposés par les traditionnels carcans pop (entre six et douze minutes pour la demi-douzaine de titres de ce disque). Des rares grooves ? Voilà.
Les paroles, elles, sont interprétées en farsi, la langue officielle et majoritaire de l’Iran, de l’Afghanistan et du Tadjikistan. Sur ce disque, que des ovnis : l’ouverture « Alas-Alas » (douze minutes de transe menée par une voix féminine perchée et un tourbillon disco extatique), le titre « On the Day’s » avec sa guitare manouche et son finish de mariachis, l’obsessionnel « Al Elnim » dont on ne sait pas très bien s’il est une reprise ou l’original du « Margherita » de l’Italien Massara (repris aussi par Fatnotronic il y a quelques années), et un morceau funk, « Aï-Aï Heyveh Heyveh », sur lequel on retrouvera, anachronisme curieux, quelque chose de la production démoniaque de Justice sur « Stress ».
Quelques petites semaines après l’enregistrement de ce disque, qui n’aura pas eu le temps de résonner trop longtemps dans le palais de la Jeunesse ou à l’hôtel Vanak (là où la jeunesse se regroupait à Téhéran dans les années 70), Hamlet Minassian, à cause de la nature même de sa musique, était devenu un ennemi du régime. Pour lui, il n’y aura pas de second album et c’est par la grâce d’un petit miracle, celui qui a mis entre les mains d’un digger chanceux un exemplaire très rare de cet album oublié, que ce disque a pu connaître aujourd’hui une précieuse réédition.
Quarante ans plus tard, la musique de Hamlet Minassian, elle, revient à ceux à qui elle était initialement destinée : ceux qui parviennent à trouver, dans l’idée du grand métissage, la route du dancefloor.
Visuel © pochette d’Armenian Pop Music