« Injurier la mère est devenu un rite de passage par lequel un homme s’intègre au sein d’un groupe ».
L’info selon la pêche du jour. Écologie, politique, société… Dans le Today’s Special, Armel Hemme interroge un acteur de l’actu, pêché dans les profondeurs des fils d’infos.
« La vie d’ma mère », « sur la tête de ma mère », « sa mère la pute », « va niquer ta mère »… Mais que se passe-t-il au juste, avec les mamans ? Cheek magazine, revue féministe en ligne, a enquêté. Ça valait bien un coup de fil à Julia Tissier, cofondatrice de la publication.
Vous allez vraiment faire toute une chronique avec des insultes dedans ?
Julia Tissier : Je vais éviter mais je vais peut-être être obligée d’en dire quelques unes. Un de nos journalistes Clément Arbrun a voulu creuser le fait que beaucoup d’insultes visent nos mères. On pense évidemment à « nique ta mère » ou « fils de pute » pour les plus connues, mais il y en a aussi plein d’autres. On a cherché à savoir pourquoi les mères étaient toujours en ligne de mire et en quoi ça n’était pas du tout anodin.
A quand remontent les premières insultes impliquant la maman ?
Julia Tissier : Elles remontent à très loin parce que même au Moyen-Âge on retrouve déjà des insultes impliquant la mère, comme l’expression « fils à putain ». Selon une professeure de linguistique interrogée dans l’article, cette injure daterait plus précisément de la première moitié du XIIème siècle. « Fils à putain » est un peu l’ancêtre de « fils de pute » et selon une autre linguiste, cette expression trouve sans doute son origine dans le pêché originel et de la dissociation faite entre la mère et la putain.
Oui parce que s’offusquer d’imaginer la mère tantôt niquée, tantôt pute, c’est quelque part refuser sa sexualisation ?
Julia Tissier : Oui c’est ça, c’est en faire un corps intouchable, qui ne donnerait la vie que grâce au miracle de l’immaculée conception. Il y a d’un côté la mère, la femme pure, qui donne la vie, qui n’est pas sexualisée et de l’autre côté il y a la pute, la femme impure qui est désirable, qui a des relations sexuelles et qui est assimilée à une prostituée.
Dans les années 70, l’insulte à la mère devient un phénomène pop, un truc marrant ?
Julia Tissier : Oui, avec le développement du hip-hop aux Etats-Unis. On voit apparaître la pratique des Yo Mama, des joutes verbales entre des bandes de jeune afro-américains de Harlem. L’idée c’est de défoncer son adversaire avec des alexandrins plutôt insultants, et qui visent bien souvent sa mère. C’est davantage une façon de montrer qu’on maîtrise la langue et la vanne plutôt qu’une vraie cabale contre les mères. Ce qui est assez drôle c’est que 30 ans plus tard, ces joutes ont presque été institutionnalisées avec une émission sur MTV qui s’appelait Yo Momma, en 2006. C’étaient des battles de « ta mère » qui étaient organisées, par exemple « ta mère est tellement conne que pour s’acheter un magnétoscope elle a revendu sa télé ». Celui qui était considéré comme ayant la meilleure répartie était considéré comme le vainqueur de l’émission.
C’est une construction sociale masculine
On peut même parler d’insultes rituelles ?
Julia Tissier : Oui, injurier la mère est quasiment devenu un rite de passage par lequel un homme s’intègre au sein d’un groupe. C’est une façon de prouver sa virilité, c’est en quelques sortes une construction sociale masculine.
Qu’est-ce qu’on fait alors ? On arrête de dire nique ta mère, on dit zut ?
Julia Tissier : Alors non, pas forcément. Déjà d’une part c’est bien de prendre conscience que le langage a toujours été sexiste et défavorable aux femmes. La langue c’est l’apanage du masculin, c’est l’outil des hommes dominants. On peut déjà prendre conscience de cela. Ensuite, injurier la mère aujourd’hui c’est devenu quasiment un réflexe linguistique. C’est vidé de son sens, on va dire « nique ta mère » parce qu’on s’est cassé la figure dans la rue par exemple. Mais c’est important quand même de réfléchir au sens des mots qu’on utilise, même si c’est de l’ordre du tic de langage. Les insultes ont une dimension importante, une sociologue en parle d’ailleurs dans l’article en disant « elles permettent de supporter les moments difficiles, ce sont les béquilles du langage ». Donc il n’y a pas forcément de censure à adopter, en revanche on peut imaginer ou espérer que comme pour le mot « salope », les mères pourraient bien se réapproprier les insultes qui leur sont adressées pour leur donner un sens nouveau, mais ça ne tient qu’à elles.
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