Interview du réalisateur de ce film choc actuellement en salles
Insensibles, le premier film de Juan Carlos Medina, remonte le fil de l’histoire espagnole via le parcours d’un enfant qui ne ressent pas la douleur et va devenir une machine à torturer au service du franquisme. Un pur (et brillant) film de genre qui inspecte une plaie collective encore ouverte.
Insensibles est très marqué par le passé de l’Espagne tout en étant financé par d’autres pays européens. A l’arrivée, d’où vient-il en termes d’identité ?
Juan Carlos Medina : Je suis vraiment franco-espagnol. Ma mère est française, mon père est espagnol. J’ai grandi là-bas mais j’ai fait mes études ici. J’ai donc une énorme sensibilité espagnole mais un goût français. Insensibles parle effectivement d’un passé très sombre de l’Espagne, qui m’a marqué à travers l’histoire de ma grand-mère qui, gamine, a vécu la guerre. Mes arrières-grands parents ont été exécutés d’une balle dans la tête pendant l’attaque des franquistes sur Merida…
Tout ça est longtemps resté bloqué par des non-dits dans ma famille, à cause d’une honte. Ca a influencé de manière consciente comme inconsciente Insensibles.
Dans l’héritage du film, il y a un certain cinéma espagnol, de « Cria Cuervos » à « L’échine du diable »…
Ces films m’ont marqué, comme ceux Narcisso Ibanez Serrador (NDR: réalisateur de La residencia, incroyable préfiguration du Suspiria de Dario Argento) ou Victor Erice (NDR: L’esprit de la ruche, Le songe de la lumière)… L’échine du diable ou Le labyrinthe de Pan, les deux films « espagnols » de Guillermo Del Toro sont génétiquement affiliés à L’esprit de la ruche. Il y a quelque chose de commun à tous ces films qui parlent de cette période à travers le regard d’un enfant et où le fantastique est le vecteur de l’expression d’une vérité historique qui reste honteuse pour le peuple espagnol, qui l’a laissée pourrir.
C’est la base même d’Insensibles : quelque chose d’atroce est bloqué derrière un mur et il faut que quelqu’un vienne l’en libérer.
Il était important pour moi que ce film soit beau et horrible à la fois
Insensibles insiste d’ailleurs sur ce besoin de reconnaissance, de dévoiler cette zone d’ombre…
C’est un film cathartique, dans son traitement très frontal, ou en mettant le spectateur dans la position de cet enfant qui va devenir un monstre malgré lui. Je crois que ça reste la seule façon morale aujourd’hui de montrer ce qu’est la guerre au cinéma, vu que depuis le début du XXe siècle, elle fait plus de victimes parmi les civils que les militaires.
Pourquoi avoir fait le choix de raconter cette histoire par le prisme du cinéma de genre ?
Parce que j’aime ça. Certains de mes réalisateurs préférés, William Friedkin, Paul Verhoeven ont souvent utilisé le genre pour raconter autre chose. Je suis venu au cinéma par ce type de film, donc il m’est devenu assez naturel d’en reprendre le principe. Le genre évite d’être contraint par le réalisme. On peut aller plus loin dans l’expressivité, aux limites de ce qui est montrable. C’est vraiment idéal pour aborder des sujets qui tiennent de l’indicible.
Ca amène aussi l’esthétique particulière d’Insensibles, qui touche par moments au baroque, au lyrique…
Il était important pour moi que ce film soit beau et horrible à la fois. Je crois que c’est ce que l’on ressent quand on se plonge dans cette partie de l’histoire de l’Espagne. Tous les historiens qui l’ont traitée donnent l’impression d’un grand peuple pris dans la tragédie et l’horreur. Leurs ouvrages parlent tous de scènes atroces mais aussi de moments d’une grandeur, d’une noblesse incroyable, comme ces gens qui viennent de l’étranger pour lutter contre le fascisme et qui se sont sacrifiés. Je voulais incarner ce contraste-là. Il aurait peut-être été intéressant d’aborder ce sujet dans une forme minimaliste mais je ne le sentais pas comme ça.
Puisqu’on parle de contraste, la capacité d’Insensibles à ne pas hésiter à aller vers des choses brutales, dures, tout en voulant s’adresser à un grand public et pas qu’aux fans de cinéma de genre est saisissante…
Cette voie a été ouverte par Hitchcock puis De Palma. Ils ont toujours su impliquer leurs spectateurs dans leurs films, jouer avec ce qui les excite et ce qui les repousse. Ce jeu avec l’intellect, c’est ce que je recherche comme spectateur et c’est ce que je veux comme réalisateur. Je ne peux pas laisser les spectateurs en dehors du film, ce n’est pas possible…
A partir de là, quand Insensibles se retrouve avec une interdiction aux moins de 16 ans, ce qui signifie de vraies difficultés à trouver des salles, donc son public, qu’est ce qu’il se passe ?
Ca signifie que le film est victime d’une forme de censure insidieuse, parce qu’à posteriori de l’écriture et du montage. Elle n’interdit pas de traiter des sujets délicats en amont, mais en aval, elle cantonne le film dans un public restreint, parce qu’effectivement ça va être compliqué de trouver des salles (NDR: et ce fut le cas, Insensibles n’a décroché qu’une vingtaine d’écrans sur toute la France). C’est encore plus rageant après la réaction très chaleureuse du public au film lorsqu’il a été montré en festival comme à Toronto par exemple. Je crois que les spectateurs sont plus ouverts que le pensent les commissions de contrôles.
Est-ce que vous avez une appréhension particulière de la réaction du public espagnol sur ce film ?
Oui, forcément un peu. Et en même temps, ma part espagnole me fait penser que ce public pourrait être très curieux envers Insensibles. D’autant plus qu’il résonne avec des actualités récentes dans ce pays, que ce soit ce qui s’est passé l’an dernier autour de Baltazar Garson (NDR: le juge qui à mené des enquêtes sur la corruption en Argentine et au Chili, suspendu parce que soupçonné d’avoir mis sur écoute des suspects et leurs avocats), l’affaire des enfants volés… Insensibles a beau parler du passé, il est rejoint par les zones sombres actuelles du pays.
Pour revenir au titre du film, quel est votre propre rapport à la douleur ?
Est-ce que je suis maso, c’est ça la question ? (rires). Je pense que je suis plutôt un romantique, mais dans le romantisme, il y a un certain penchant pour l’excès. Mais bon, la douleur dans le film est plus une métaphore de la douleur existentielle… Ca vient peut-être aussi de mon questionnement sur les questions, que ce soit le bouddhisme via les réflexions de Siddartha sur le sens de la douleur ou sur le catholicisme qui repose essentiellement sur l’idée de l’affrontement entre le bien et le mal….