Le philosophe des Lumières parle tolérance dans le dernier numéro de Ravages
Le 9ème numéro de Ravages, la revue Mauvais Esprit a paru le 15 mai dernier. Cette nouvelle livraison combative et hérétique est consacrée aux minorités sacrifiables, aux boucs émissaires de tous poils, sexes et couleurs ; les stigmatisés, les exclus, ceux qu’on met au ban de la cité au nom de la sacro-sainte cohésion du groupe. Pêle-mêle les homos, juifs, musulmans, blancs, femmes, pauvres, cancres…
Le texte que nous présentons ci-dessous illustre – peut-être plus que tout autre – le voeu de Ravages de déconstruire les logiques ségrégatrices à l’oeuvre dans nos sociétés contemporaines. Diachronique et comparatiste, la démarche de l’écrivain Georges Marbeck se révèle on ne peut plus éclairante : s’imaginant dialoguer avec Voltaire, le célèbre philosophe des Lumières, il invite le lecteur à historiciser l’intolérance. Non l’intolérance ne date pas d’hier. Ce qui ne doit pas nous faire verser dans un relativisme malvenu. L’intolérance fut et demeure intolérable ! Telle est la leçon réactualisée de l’auteur du Traité sur la tolérance (1763).
De passage à Genève le 30 juin dernier, j’arrive en ville au moment où des brigades de policiers casqués, matraque au poignet, occupent plusieurs artères de la ville pour faire barrage à quelque cinq cents manifestants battant la chaussée aux cris répétés de « Non au racisme ! ». Organisée par Solidarités antifascistes, cette manifestation est une réponse à l’agression qui a eu lieu pendant la fête de la Musique au cours de laquelle cinq néonazis déclarés armés de couteaux ont blessé un musicien bronzé de la scène alternative.
Arrêté, un des accusés a été aussitôt relâché…
Bloqués en centre-ville par un barrage de policiers qui tente de les disperser, les manifestants se resserrent, agitent leurs banderoles et scandent de plus belle leur colère : « Pas de quartier pour les racistes, les fachos, les sexistes, les homophobes ! »
Sur les trottoirs des passants saluent de la voix et du geste les manifestants. Et là je remarque un homme hors d’âge, assis dans un fauteuil. Coiffé d’une étrange toque à l’ancienne, il applaudit vigoureusement les militants en colère. Son profil au sourire un peu figé me rappelle quelqu’un… Mais… oui ! C’est bien lui, l’ermite de Ferney, Voltaire, soi-même. Battant moi aussi des mains, je m’approche pour le saluer. Nous échangeons un sourire complice, puis notre conversation s’engage.
Georges Marbeck : Dans votre Traité sur la tolérance, vous avez abondamment dénoncé les ravages du fanatisme dans l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, deux siècles et demi plus tard, le combat continue ?
Voltaire : On connaît bien mal l’esprit humain si l’on ignore que le fanatisme rend la populace capable de tout. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne comme la petite vérole… Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable… Oui je les ai vus ces convulsionnaires. Je les ai vus tordre leurs membres et écumer. Ils criaient : Il faut du sang !… Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances : il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu.
Georges Marbeck : Beaucoup disent aujourd’hui que le fanatisme, l’intolérance, le racisme ont bel et bien été nourris et entretenus par les religions, en particulier les trois religions du Livre : judaïsme, christianisme, islam. Qu’en pensez-vous ?
Voltaire : Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes ; la religion, loin d’être pour elle un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés… C’est de ce fanatisme que sortirent les croisades qui dépeuplèrent l’Europe pour aller immoler en Syrie des Arabes, des Turcs à Jésus-Christ ; c’est ce fanatisme qui enfanta les croisades contre nos frères innocents appelés hérétiques ; c’est le fanatisme toujours teint de sang qui produisit la journée infernale de la Saint-Barthélemy. Quand les bourgeois de Paris coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. L’histoire ecclésiastique, qui est l’école des vertus, est aussi celle des scélératesses employées par toutes les sectes les unes contre les autres. Elles ont toutes le même bandeau sur les yeux, quand il faut incendier les villes et les bourgs de leurs adversaires, égorger les habitants, les condamner aux supplices…
Georges Marbeck : N’est-ce pas ce que l’on voit aujourd’hui se produire dans les monstrueuses dérives des islamistes fous de Dieu et des autres intégristes ?
Voltaire : …qui conduisent les fanatiques et mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce « Vieux de la montagne » qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité dans ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?
Georges Marbeck : Toujours cette affabulation du Droit divin, source des plus monstrueuses tyrannies…
Voltaire : « Crois ce que je crois, ou tu périras… Crois, ou je te ferai tout le mal que je pourrai ; monstre, tu n’as pas ma religion, tu n’as donc point de religion : il faut que tu sois en horreur à tes voisins, à ta ville, à ta province », disent-ils. Ces gens-là sont persuadés que l’Esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient un remède : car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité.
Illustration pour Ravages : Kiki Picasso
Georges Marbeck : Que dites-vous de cette pratique religieuse en usage chez les anciens Hébreux : la traque sacrificielle du « bouc émissaire », créature démoniaque d’Azazel, l’ange rebelle, porteur de tous les péchés d’Israël ? C’était un rite en usage à l’époque chez les Égyptiens…
Voltaire : On sait qu’ils avaient leur bouc, qu’ils précipitaient orné et couronné de fleurs pour l’expiation du peuple, et que les Juifs prirent d’eux cette cérémonie et jusqu’au nom même d’Azazel, ainsi qu’ils adoptèrent plusieurs autres rites de l’Égypte.
Georges Marbeck : Mais n’est-ce pas une chose d’immoler un animal, symboliquement, et une autre d’immoler un humain en le chargeant odieusement de toutes les tares parce qu’il n’a pas votre couleur, vos croyances ou votre mode de vie ?
Voltaire : Tout particulier qui persécute un homme, son frère, parce qu’il n’est pas de son opinion est un monstre… Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois. Tout fanatique est un fripon en conscience, comme il est meurtrier de bonne foi, pour la bonne cause. Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage. Il me paraît que chacun a son « souffre-douleur ». La discorde est le grand mal du genre humain, et la tolérance en est le seul remède.
Georges Marbeck : Comment définiriez-vous la tolérance ?
Voltaire : C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses : pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature… Jusqu’à quand se contentera-t-on de palliatifs dans la plus horrible et la plus invétérée des maladies ?
Georges Marbeck : L’intolérance ! Mais comment la guérir ?
Voltaire : Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient des accès du mal. Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes, comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l’industrie paisible !Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix…
À ce moment-là, notre attention est attirée par des clameurs qui enflent. Dans la foule des manifestants, nous voyons s’avancer un petit groupe de femmes et d’hommes nus porteurs d’une banderole où l’on peut lire : « NON À TOUTES FORMES DE SÉGRÉGATION ». Vivement applaudis par leur entourage, ils sont talonnés par un groupe de policiers décidés à les rhabiller.
Georges Marbeck : Notre intolérance n’a pas beaucoup évolué, voyez. Combien de siècles allons-nous attendre pour que l’on tolère comme parfaitement naturel d’être nu, fût-ce en société ?
Voltaire : Pourquoi enfermerait-on un homme, une femme qui marcheraient tout nus dans la rue ? Et pourquoi personne n’est-il choqué des statues absolument nues, les peintures de Magdeleine et Jésus qu’on voit dans quelques églises ? D’où vient cette espèce de pudeur ? Était-ce l’instinct d’allumer des désirs en voilant ce qu’on aimerait à découvrir ?
Georges Marbeck : N’est-ce pas encore un effet multimillénaire de cet interdit né des affabulations bibliques faisant de la nudité un péché ? Encore qu’il y eut des chrétiens qui refusèrent ce diktat céleste de la pudeur.
Voltaire : Tels ont été, dit-on, les adamites et les abéliens. Ils s’assemblaient tout nus pour chanter les louanges de Dieu. Heureux quand ces superstitions ne troublent pas la société et n’en font pas une scène de discorde, de haine et de fureur ! Il vaut mieux sans doute prier Dieu tout nu que de souiller de sang humain ses autels et ses places publiques.
Georges Marbeck : Oui, si déjà les fanatiques toléraient enfin le nu plutôt que de vouloir voiler les femmes, cela libérerait les corps et les âmes de bien des frustrations qui nourrissent l’intolérance…
Soudain les clameurs et les applaudissements s’amplifient à l’adresse des cinq ou six manifestants nus que la foule protège de la police en scandant à pleine voix : « NON ! NON ! À TOUTES FORMES DE SÉGRÉGATION » Du coup, notre entretien s’arrête et nous nous contentons, Voltaire et moi, d’applaudir à l’unisson et de faire corps avec les manifestants.
Les propos de Voltaire dans cet entretien sont la reprise mot pour mot de passages extraits de ses œuvres.
En librairie !