L’auteur espagnol du « Puits » nous incite à anéantir au plus vite la matrice économique de toutes les inégalités, en déboulonnant au passage les partis d’extrême-droite et les écoles religieuses.
« Impossible de sortir, on dirait. Mais on sortira. » Deux jeunes frères coincés au fond d’un trou. Comment sont-ils arrivés là ? Réussiront-ils à s’en tirer vivants ? De quoi ces enfants piégés sous terre sont-ils la métaphore ? D’où vient cette écriture poétique, que la romancière cubaine Zoé Valdès compare à celle Saint-Exupéry ? En 2014, Le Puits, premier roman espagnol de cent vingt pages, agit comme un classique immédiat à offrir à la pelle (pour creuser notre imagination). Son auteur, Iván Repila, est un parfait inconnu en nos contrées ; né à Bilbao en 1978, il serait éditeur, graphiste et administrateur culturel. Quatre ans plus tard, les éditions Jacqueline Chambon publient Prélude à la guerre, à propos d’un architecte ambitieux dont le monde s’effondre, préfacé par Éric Chevillard qui voit là « le récit d’une lente apocalypse, le naufrage d’une utopie » en soulignant que « l’homme occidental » y apparaît comme un « être famélique abusant d’une civilisation fertilisée dans la gangrène ».
« Et pourquoi les femmes s’entêtent à lutter pacifiquement contre le patriarcat ? », demande l’antihéros de son dernier roman, ironiquement intitulé Un bon féministe, publié en janvier chez la même éditrice. « Avec cette tactique, d’après mes calculs, vous allez bien mettre trois ou quatre cents ans. Je ne comprends pas. Vous avez fait vœu de modération pendant vos sabbats ? Conduis lentement, mais sûrement ? Serre, mais sans étouffer ? La révolution sera féministe ou ne sera pas. Vous comptez détruire le système en demandant l’autorisation ? » L’homme qui parle ira trop loin. Déboussolé par l’avancée des combats post-MeToo pour l’égalité totale entre les sexes, qui bouleverse sa conception du monde et son éducation de macho ordinaire accro au porno, ce journaliste trentenaire sans envergure devient plus royaliste que le roi et fomente dans l’ombre un groupuscule « phallique » pour créer les conditions d’une vraie guerre des sexes, en vue du changement. On croirait une excroissance tordue du « Projet Chaos » de Fight Club, de l’Américain Chuck Palahniuk, auquel Repila semble répondre vingt ans plus tard – l’écriture est d’une nervosité palpable, méchante et sans répit, remarquablement traduite par Margot Nguyen Béraud, déjà à l’œuvre sur les deux romans précédents.
Mais quelle peut bien être la vision du futur d’un si « sombre prophète », selon la formule de Chevillard ? Pour le savoir, L’Arche de Nova a envoyé un télégramme en direction de la province de Burgos, au nord du pays, dans l’Espagne « vide ». Sans surprise, Iván Repila voit le monde qui arrive comme « obscur, difficile et mortel », en citant les classiques de la dystopie : 1984 de George Orwell, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou La Servante écarlate de Margaret Atwood. Il considère que nous vivons déjà une dystopie, avec le coronavirus et la « catastrophe politique et humanitaire » en cours. Mais l’écrivain incite ici chaque citoyen.ne. à s’attaquer à la racine du problème : le capitalisme, matrice de toutes les inégalités. Et se prête au passage à un exercice d’imagination, en concevant pour l’Espagne la fin des écoles religieuses, « qui disparaîtront lentement, comme certains insectes », en laissant l’enseignement de la foi aux espaces prévus pour cela.
Réalisation : Mathieu Boudon.
Traduction : Amélie de Castellan.
Voix : Judah Roger.
Image : Fight Club, de David Fincher (1999).