Entre Paris et Bruxelles, ce poète et dramaturge haïtien jette les bases d’une « politique de poétique publique », où des ouvriers du verbe fabriqueront à la chaîne des sandwichs composés « d’un morceau de cœur, d’une tranche d’âme et quelques pincées de rêves »
« Ma mère me raconte qu’à une époque, prendre la plume pour donner des ailes à un cœur était élégance, que longtemps on a écrit des lettres à l’autre, on a déclaré sa flamme sur le papier, et c’était si beau, incandescent. Je suis depuis deux ans face à une feuille que je voudrais remplir de tendresse. Je ne quitterai pas le chantier. J’écrirai à ma lune avant la tombée de la nuit. Je lui écrirai car je ne sais quoi faire d’autre. Il y a longtemps que je cherche un chemin vers mon cœur-miroir, la fille appelée Silence, mais son père fait écran, il la garde sous son aile à l’école ou l’enferme dans une maison luxueuse protégée par un mur immense et une cohorte de barbelés. Que faire ? Lui écrire ? Je m’y mets. »
Dans Soleil à coudre, son premier roman publié ce printemps aux éditions Actes Sud, le poète et dramaturge haïtien Jean d’Amérique, 26 ans, décrit les turpitudes de Tête Fêlée, habitante d’un quartier « enveloppé d’une odeur de charogne et d’un cortège de mouches », qui brûle de désir pour l’une de ses camarades de lycée, mystérieusement surnommée Silence ; alors l’amoureuse rature, déchire et reprend sans cesse sa lettre, en espérant parallèlement que l’école saura « la tirer de ce bidonville crasseux ».
À bord de L’Arche de Nova, Tête Fêlée trouvera peut-être la solution à ses problèmes d’inspiration. Entre Paris, Bruxelles et « un peu » Port-au-Prince, l’auteur de Cathédrale de cochons ou de Nul chemin dans la peau que saignante étreinte jette ici les bases d’une « politique de poétique publique », où des ouvriers du verbe fabriqueront à la chaîne des sandwichs composés « d’un morceau de cœur, d’une tranche d’âme et quelques pincées de rêves », en se figurant lui-même employé de ses futures manufactures parnassiennes dirigées par un certain… Karl Marx. Au passage, Jean d’Amérique rend hommage à ses maîtres, en particulier René Depestre et son « état de poésie », tout en déclamant pour Nova son Discours du champ brûlé, semé dans le recueil Atelier du silence (Cheyne, 2020) et tranché dans le bois de sa « pensée-forêt ». Timber !
Réalisation : Mathieu Boudon.
Image : Factotum de Bent Hamer, adapté du roman de Charles Bukowski (2005).