La chronique de Jean Rouzaud.
Même si comme moi on est un peu dubitatif sur certains aspects du Jazz, tout s’explique par la situation de son âge d’or et de ses prolongements, dûs à une crise attendue d’émancipation des Afro-Américains, et à une libération mondiale…
Émancipation et avant-garde
Avec le disque et le show-business américain, les grands orchestres genre Duke Ellington, Count Basie ou Louis Armstrong, vont imposer leur Swing (après le Fox Trot, le Charleston, le Boogie, le Be Bop…) des années 20, jusqu’à l’après-guerre.
Et c’est là que le Jazz va faire une envolée spectaculaire, du Bop, au « Cool Jazz », Soul Jazz, puis du Free au Fusion… Un immense désir de reconnaissance, va se faire jour dans une Amérique d’apartheid.
Cette « Prise de conscience » noire, cet élan créatif, avec peintres, écrivains, danseurs, journalistes, photographes, éditeurs, militants et Jazzmen va s’appeler « Renouveau » à Harlem comme à Chicago.
Dépassant l’éternel spectacle des noirs si doués sur scène, pour amuser les blancs dans la salle, une poignée d’instrumentistes (principalement trompette, saxo et clarinette) vont donner au Jazz de danse, des lettres de noblesse, intellectuelles et d’avant-garde.
Parmi les plus acharnés de la recherche et de la création stylistique, se trouve John Coltrane, saint apôtre d’un Jazz émancipé, libéré de toute règle, s’adonnant à une recherche de l’ « âme », de la spiritualité tous azimuts et des compositions ultra-contestataires.
John Coltrane, le sax en colère, le laborieux, le réfléchi, poussant au plus loin ses découvertes musicales.
Comme d’autres, après les nouveautés d’Igor Stravinsky, d’Eric Satie, de Claude Debussy, de Maurice Ravel, Béla Bartok… il s’est branché sur la musique de l’école de Vienne (Anton Webern, Arnold Schönberg, Alban Berg…) et souhaite débarrasser le Jazz de ses règles de tonalité (mineure ou majeure).
Bref, tous ces instrumentistes (la plupart du temps des cuivres) vont casser le sacro-saint carcan des thèmes, reprises, refrain, gammes, développement…
John Coltrane, après avoir été encensé pour sa maitrise, sa finesse, son sens travaillé de la musique, ses accords subtils, son rôle de contrepoint avec les plus grands, comme Miles Davis…. ne va pas en rester là.
Saint Coltrane
Il est l’un des saints apôtres, de plus en plus adulé dans les années 50, et va passer à la vitesse supérieure, laissant une partie du public et des critiques stupéfaits. Coltrane va littéralement décoller…
Entouré de dizaines d’instrumentistes surdoués (basse, batterie, piano) auxquels il impose des improvisations, ruptures, changement de ton, de rythme, de phrasé, va dérouter beaucoup de ces moines du Jazz…
Il devient « hors commerce », mais ses concerts sont des messes, ses disques des Bibles (« My Love Supreme », « My Favorite Thing », « Meditations », « Giant Steps », « Ascension », « Soul Trane »… on note l’ambition des titres !), et son aura celle d’un visionnaire, générateur de cette « New Thing » : calme ou speedée, dépouillée ou empilée.
Les autres idoles de cette révolution, derrière le spectaculaire Miles Davis, la grande Église du jazz Moderne (Thelonious Monk, Ornette Coleman, Dizzie Gillespie, Sonny Rollins, Steve Lacy, Cannonball Adderley, Charlie Mingus, Charlie Parker, Lester Young, Archie Shepp Art Blakey, Lester Young, Chet Baker etc.)
Le livre John Coltrane de Nicolas Fily (éditions Le Mot et Le Reste) vous dira tout de cette explosion jazzistique des années 50, 60, de l’ambition et des extrêmes de cet engouement mondial, de la course folle de certains « adeptes ». Au premier rang : Coltrane.
Insatisfait, en quête perpétuelle, ce fumeur, buveur, qui fut longtemps héroïnomane, va littéralement s’épuiser en tournées et dizaines de disques, d’interviews, de critiques : il meurt en 1967, à 40 ans !
L’auteur raconte aussi la quête spirituelle de Coltrane, son intérêt pour les spiritualités indiennes, musulmanes, africaines, lui le petit méthodiste (protestant évangéliste) appliqué et travailleur, obsédé d’absolu !
Cette saga de centaines de personnages, les réactions mondiales à cette rupture (exactement symétrique à l’Art abstrait, minimaliste puis conceptuel… les pochettes de 33 tours Jazz des années 50-60 sont des œuvres abstraites, néo-plastique), comme une révolte désespérée pour évoluer.
Cette « adoration » des adeptes et des sectes du Jazz, quasiment mystiques, qui m’ont souvent fait reculer, sont la réponse aux injustices, aux crimes du monde, face à des êtres qui se sont totalement immergés dans leur Art, au point de créer une planète nouvelle.
Une mode qui dure encore, malgré les Tsunamis Rock, Pop, Blues…
John Coltrane. The wise one. Par Nicolas Fily. Le Mot et Le Reste. 420 pages. 25 euros (avec photos noir et blanc des pochettes vinyles et discographie et bibliographie complètes).
Visuel en Une (c) Getty Images / Herb Snitzer