Virée gueularde dans la bibliothèque mentale de l’agitateur en chef de P. I. L. et des Sex Pistols, gentleman lettré.
Alors que Never Mind the Bollocks, Here’s the Sex Pistols vient de fêter ses quarante ans, Nova ressort des archives l’interview-fleuve menée par Richard Gaitet avec le chanteur emblématique du groupe, réalisée en 2014 à l’occasion de la sortie de son autobiographie La Rage est mon énergie. Cet entretien avait également donné lieu à une Book Box, toujours disponible en podcast.
L’explosion punk possède un rapport étroit avec de la pisse de rat. C’est ce qu’on lit entre les lignes de La Rage est mon énergie, mémoires volumineuses (711 pages, qui auraient gagné à être élaguées) de John Lydon alias Johnny Rotten, père fouettard des Sex Pistols puis de Public Image Limited. À 7 ans, le futur Antéchrist-Anarchiste du Royaume-Uni, né en 1956 « entouré de crève-la-faim », chope une méningite foudroyante à cause des rongeurs qui pullulent dans son « quartier minable du nord de Londres », sur Benwell Road. « Il y en avait partout. Les rats pissaient sur le sol et traînaient leurs culs en laissant une trace d’urine. Moi, pendant ce temps-là, je fabriquais des bateaux en papier et je les faisais flotter dans les nids-de-poules de notre cour. Du coup, je touchais l’eau, puis je touchais ma bouche. C’est comme ça que j’ai été infecté. »
Maux de têtes, vertiges, évanouissements. « Hurlements, crises de terreur absolue, j’imaginais des dragons crachant du feu. » Puis coma profond pendant « six ou sept mois ». À son réveil, Johnny-Boy a carrément oublié qui il était, d’où il vient, ce qu’il fait à l’hôpital et pourquoi les infirmières lui infligent, jusqu’à trois fois par jour, le « coup de boutoir » d’une aiguille à la base de sa colonne vertébrale. Mais la mémoire va lui revenir, en partie grâce aux livres « fascinants » de la grande bibliothèque du Whittington Hospital, toujours à Londres. La littérature sera son Saint-Bernard, enclenchant la reconquête de ses neurones pourris.
À l’école on le surnomme « la grosse andouille », parce qu’il a toujours l’air « un peu ailleurs ». Heureusement, « J’adorais lire – l’histoire, la géologie et tout ce qui touchait à la faune et à la flore. […] Dès qu’un livre traînait, je le prenais et je le lisais. Tout et n’importe quoi. Je rapportais tout un tas de bouquins de la bibliothèque et je les lisais jusqu’à ce que je m’endorme en luttant contre le sommeil. »
Un demi-siècle après ce trauma initial qui détermina son goût pour les mots ainsi que ce rôle imprévu de marginal freaky des classes populaires anglaises, l’homme par qui le punk est arrivé me serre la pogne dans un hôtel rupin du Quartier latin. Pendant près d’une heure, il a détaillé sa passion pour l’écrit, à quelques centaines de mètres de ce lit très précis où expira l’un de ses écrivains favoris, Oscar Wilde. « Les livres m’ont sauvé la vie », résume Rotten, dont les yeux de barjo s’écarquillent quand il évoque Joyce, Shakespeare ou Dostoïevski, et dont la voix s’adoucit pour déclamer des vers funestes de John Keats.
Dans vos mémoires, il y a cette profession de foi, étonnante : « Je tiens à remercier les bibliothèques publiques. C’est là que je me suis entraîné, que j’ai appris à balancer mes grenades verbales. Pour exprimer ma révolte, je ne jetais pas des briques dans les vitrines, je jetais des mots. »
John Lydon : Les livres m’ont aidé à retrouver la mémoire, après ma méningite attrapée à 7 ans. Je passe encore aujourd’hui le plus clair de mon temps libre à la bibliothèque. J’en aime l’odeur, la texture… tout ce qui concerne un livre m’excite. Je suis un lecteur avide, mais ça commence à me faire mal aux yeux. Et je ne veux pas me risquer à une opération chirurgicale au laser, car perdre mes yeux, ce serait perdre mon organe le plus important – oui, plus important que ma voix. Les yeux sont passés devant. [Il écarquille les siens, façon fou à lier.]
Vous dites qu’à 13-14 ans, vous êtes « tombé dans Macbeth » et qu’« aucune autre pièce n’a eu autant d’effet » sur vous.
Quelle bénédiction. La racine de toute chose. Shakespeare m’a donné les outils pour devenir quelqu’un de bien. Que serais-je sans lui ? J’étais comme une éponge, j’absorbais toutes ces informations en espérant qu’il disait la vérité sur la nature humaine. J’ai appris à faire la part des choses, à juger ce qui est vrai ou faux. Il m’a rempli la tête d’un savoir primordial. Ce fut une expérience incroyable, assez douloureuse, mais en fin de compte, j’ai réussi de grandes choses grâce à ça. Dans Macbeth [1606], il y a cette famille qui s’effondre, tous ces meurtres et ces complots, comme dans ce film que j’adore avec Peter O’Toole et Katharine Hepburn, Le Lion en hiver [situé à la cour d’Henri II d’Angleterre, pendant les fêtes de Noël 1183], fantastique, fantastique ! Corruption, cupidité, jalousies, et toutes ces intrigues dont les êtres humains sont capables : tout est là, pas la peine de lutter. Ça m’a aidé à comprendre quel genre de personnes m’entourait quand j’étais jeune. [Et soudain, déclamant Hamlet] « La vie… n’est qu’une ombre en marche.
Ceci dit, je ne sais pas si son vocabulaire est bien compris de nos jours, surtout en Angleterre. Quand il est joué, c’est toujours dans le ton des classes moyennes aisées, ça manque d’accents populaires propres à son époque, du langage vrai de la classe ouvrière. Shakespeare, c’est pas pour les bourgeois. C’est de la poésie qui vient d’en bas. Avec son merveilleux langage fleuri, il essayait de communiquer avec le plus grand nombre de personnes. Si vous comprenez ça, ça éclaire tout le reste. Mais, bon sang, c’est hardcore. [Il se met à engueuler son garde du corps car celui-ci fait du bruit avec les cuillères et les tasses de thé, ce qui le « rend dingue » et « l’empêche de théoriser sur Shakespeare de bon matin »].
Vous citez souvent Dostoïevski. « À 11 ans, je trouvais Crime et Châtiment pénétrant – profond et très triste, mais se vautrer dans la misère et l’austérité des autres peut-être épanouissant et enrichissant. »
Je me souviens d’une brillante adaptation à la télé anglaise, avec John Hurt. Il jouait si bien son rôle d’inspecteur que le livre, quand je l’ai relu, m’a paru encore plus révélateur : c’est vraiment la disparition de l’être humain. Face à des bouquins pareils, je regarde toujours les personnages : y-a-t-il un moyen pour moi de m’introduire à l’intérieur de cette histoire, pour les sauver ? J’adore aussi la poésie. Mais attention, pas cette poésie banale contaminée de motifs pas plus émouvants qu’une tapisserie à fleurs, ou pleine de poncifs sur-écrits ! Non. Je veux que ma poésie, celle que je lis, soit légèrement hardcore. Keats me convient bien. Sa ballade La Belle dame sans merci [1884], c’est un petit truc triste, mais j’adore son rythme [adapté par PiL sur No Birds Do Sing]. L’équivalent d’une chanson folk, au XIXe siècle. [Il fredonne le premier quatrain, tel un baladin].
Vous devez le nom de PiL au roman The Public Image de l’Ecossaise Muriel Spark (1968), sur les méfaits de la popularité.
Oui. Cela parle d’une actrice sans envergure qui a les yeux plus gros que le ventre et qui laisse le système la détruire inévitablement. Fascinant. J’y voyais certaines similitudes avec les Sex Pistols, quand la machine publicitaire a commencé à dominer la réalité, et tout est devenu très faux : un système suicidaire, à sens unique.
Le moment où les Sex Pistols se sont arrêtés était excellent. Je ne sais quelles calamités nous seraient tombées dessus si nous avions continué, mais… comme on le sait, certains membres n’ont pas très bien survécu. Le livre de Spark amplifiait ce sentiment. C’est le rôle des livres : vous faire sentir que vous n’êtes pas seul, que d’autres souffrent des mêmes maux que vous.
Certains livres pour enfants semblent aussi avoir eu de l’influence… Ma mère a veillé à ce que je sache lire et écrire dès l’âge de 5 ans. Tout ça parce que j’adorais dessiner les lettres de l’alphabet, que j’associais les mots à ces formes superbes… Mais mon école était dirigée par des nonnes catholiques, des créatures adeptes de la plus pure torture, qui ont constaté avec amertume que j’étais gaucher, la marque du diable. On m’a donc appris à écrire de la main droite à coups de règle sur les doigts. Mais je suis gaucher, c’est ma nature – et je ne peux pas faire grand-chose avec ma main droite, à part me masturber. C’est dans ces conditions que je me suis jeté dans les livres. Au fond de la classe, je lisais les aventures de Janet & John [très populaires en Angleterre dans les années 50-60], très excitantes, tout comme les histoires du pirate Roderick le Rouge. Une réserve de rêves inépuisables !
Choisissez bien les livres de vos enfants : ils peuvent leur montrer à quel point le monde est intéressant, ouvrir des portes sur des univers mystérieux. Si un gamin vous pose une question, répondez correctement, ne le rejetez pas, peu importe si la question est gênante ou difficile. On ne doit pas tourner le dos à une personne qui réclame du savoir. J’aimerais que cette politique de transparence s’applique à tout, que notre besoin de mentir disparaisse ! Le mensonge démarre dès l’enfance. On nous apprend à mentir parce que nos parents nous mentent.
Vous ne mentez jamais ?
Je ne peux pas me le permettre. Je connais trop la souffrance générée par les bobards. J’essaie au maximum d’éviter ça. C’est une quête, oui. Je ne suis pas parfait, et si je m’ennuie ou si je suis d’humeur à plaisanter, mon côté irlandais peut reprendre le dessus et balancer quelques conneries. Mais jamais pour de mauvaises raisons. Bon, d’un autre côté, être complètement transparent est complètement stupide.
Et Oscar Wilde ? « À mourir de rire », écrivez-vous. « Bien au-dessus du lot. Un style de vie très dangereux pour l’époque. Il dénigrait tellement bien la classe dont il était issu ; il en a pointé tous les défauts. En même temps, il faisait son autocritique. Ça m’a beaucoup appris. »
Ses pièces, comme L’Importance d’être Constant [1895], sont hilarantes. Et Le Portrait de Dorian Gray [1890], quel extraordinaire concept ! Et quel impact, mon dieu ! Il a absolument ridiculisé la société, sans oublier de vivre parmi ceux qu’ils déchiraient en mille morceaux à travers ses écrits. Le truc qui m’a incité à me pencher sur ses livres, c’est ça : sur son lit de mort, il aurait déclaré « Cette tapisserie est hideuse. L’un de nous deux doit mourir. » [Il rit] Quelle façon courageuse d’affronter l’ultime défi, l’ultime désolation : LA MORT ! Cela donne tant d’espoir ! Une leçon d’endurance ! Très beau travail !
Qui d’autre figure dans votre panthéon personnel ?
Joyce. Il faut lire Ulysse (1922) très rapidement avec en tête une petite voix irlandaise, ça devient limpide. C’est exactement la façon dont mon esprit me parle. Il ne s’arrête jamais. Je dors très mal, parce que j’ai peur de me réveiller en ayant oublié qui j’étais, comme quand j’étais petit. Parfois, je suis envahi par un flot continuel de pensées et de situations. Le bon côté, c’est que j’ai terminé beaucoup de chansons grâce à cet ami agaçant qui vit dans mon cerveau !
Vos écrivains préférés sont tous morts ?
En tant que songwriter, je tiens à maintenir une certaine pureté dans mon écriture, une fraîcheur, sans souffrir de l’influence d’artistes actuels. Je n’écoute pas non plus la radio, parce que je refuse que d’être contaminé par une exposition répétée à un genre de pop qui risque d’empoisonner mon vin.
En parlant de vin, Bukowski, c’est punk ?
Certains textes sont si foutrement sexuels et grossiers qu’ils en deviennent offensifs. Ce qui rend le tout hystériquement marrant ! On se sent proche de lui, jusqu’à le trouver presque pathétique dans la tristesse de son alcoolisme et de sa débauche. C’est un obsédé sexuel hors compétition, mais son honnêteté le rend très intéressant. Pourriez-vous le ressusciter ?
Et le critique rock Lester Bangs, qui contribua à définir le mouvement punk ?
Un type très intelligent. Ses articles étaient de vrais terrains minés, avec un style à crever de rire. Et même quand il descendait intégralement quelqu’un, il gardait un peu d’espoir pour le futur, une porte de sortie pour ses victimes. On a bu quelques coups ensemble à New York. Il était insupportable ! Mais je ne suis pas si facile à approcher, moi non plus. Ses textes sur la culture punk ne m’intéressaient pas tant que ça. Je savais ce que je faisais, pas besoin qu’on me l’explique. Mais on était d’accord… sur ce qu’on détestait ! Certains ont essayé d’imiter sa façon de vivre et de penser. C’est comme le punk en général : il y a les originaux, puis des copieurs affreux, carrément faiblards. Je pense à Nick Kent. N’oublions pas ceux qui, les premiers, sont ouverts une brèche pour les autres, jusqu’à ce que l’énergie déployée finisse par se dissiper !
Qu’avez-vous lu, dernièrement ?
Bizarrement, des ouvrages de théories économiques pour le XXIe siècle et au-delà. Comme j’ai l’habitude de débattre avec des politiciens, ce dont je me tire en général très bien, j’ai besoin de connaître les faits. Mais c’est extraordinairement difficile pour moi. Ma méningite m’a fait perdre pour toujours toute compétence mathématique ; l’avantage, c’est que mon côté littéraire est probablement surdéveloppé ! (rires) Je ne prends aucun plaisir à lire ce fouillis de statistiques, c’est presque une punition, mais ça me paraît important et j’espère que d’ici deux ans, j’en ressortirai en ayant découvert des choses trop longtemps enfouies en moi.
Pas de romans sur votre table de nuit, donc ?
Non. Je lis aussi des autobiographies. Celles des acteurs Alec Guinness et Laurence Olivier, par exemple. Et des livres sur la nature. Parfois des fans m’offrent des bouquins, des écrivains m’envoient les leurs. Mais je n’ai pas le temps pour ça. Ces cinq dernières années, je n’ai presque pas eu de temps libre. Mes activités requièrent un engagement total.
Il paraît que vous réfléchissez depuis des années à un essai de biologie sur les requins… Vrai ?
Ouais. J’ai une absolution fascination pour eux, qui remonte aux Dents de la mer ! Je lis tout ce que je peux sur eux ainsi que sur la faune et la flore aquatique. J’ai fait quelques émissions de télé sur les requins, nagé avec eux, j’ai supervisé le design de tenues de plongée qui sont aujourd’hui utilisées par des scientifiques et qui vous font ressembler à un bourdon, avec leurs bandes jaunes et noires.
On croit que les requins sont brutaux et méchants, c’est faux. Ils sont aussi importants que vous et moi et si vous avez la bonne attitude dans l’eau, ils ne vous considéreront pas comme de la nourriture. J’aimerais clarifier ça. Idem pour les insectes, qui me terrifiaient quand j’étais gosse, sûr qu’ils étaient tous sur terre pour me tuer. Mes émissions de télé m’ont fait changer d’avis. Et certaines ont été mises au programme dans des écoles anglaises ! Je n’utilisais aucun nom latin, ça rendait le truc accessible aux enfants. C’est mon mauvais côté : je suis fier de faire du bien aux autres. D’ailleurs : est-ce que cette agonie d’interview va durer encore longtemps ? Je veux des clopes et deux cents tasses de thé ! Peace !
Et sur la première page de ses mémoires, en guise de dédicace, il écrit : « A true star was here », dessinant de gros nibars grâce aux courbes du « w » de « was ». Extase.
Propos recueillis par Richard Gaitet, à Paris, le 22 octobre 2014.
John Lydon alias Johnny Rotten, La Rage est mon énergie (Seuil).