Depuis 2012, la ville de Turin accueille un festival designé l’an dernier par DJMag comme l’un des meilleurs au monde. « Nous jouons désormais la Ligue des Champions des musiques électroniques », assume le Kappa Futur Festival où 115 000 personnes ont pu voir jouer cette année une centaine d’artistes parmi lesquels Jeff Mills, Moodymann, Carl Craig, The Blessed Madonna, Bonobo, Four Tet, Nina Kraviz ou Skrillex. Un festival dont Radio Nova, cette année encore, avait la joie d’être partenaire privilégié.
Turin. Son architecture baroque, son musée égyptologique réputé, ses vieux cafés servant le Bicerin à toute heure — cette boisson piémontaise à base de café, de chocolat et de lait —, ses Alpes en arrière-plan, ses places monumentales et élégantes, son club de foot iconique — la Juventus, multiple championne d’Italie —, son Suaire qui, peut-être, fut celui porté par le Christ durant sa crucifixion et préservé dans la Cathédrale Saint-Jean-Baptiste… Turin, cette ville-là, haut-lieu aussi, dorénavant, des musiques électroniques ? Avant 2012, personne n’aurait probablement fait la relation entre les deux idées, si ce n’est ceux qui ont compris l’accointance historique entre industrialisation, classes populaires et culture techno.
Industrie auto, industrie techno
Pendant près d’un siècle, c’est en effet son lien étroit à l’industrie automobile qui a donné une grandeur alors très moderne à Turin. Le siège de Fiat s’y est implanté en 1899, et c’est pour cette raison que la ville a été bombardée durant la Guerre mondiale — l’effort de guerre, la ville l’a payé cher… La relance a suivi dans les années 50 et la population a grossi en conséquences, jusqu’à dépasser le million d’habitants dans les années 70, faisant de Turin, économiquement parlant, l’une des villes les plus attractives d’Italie. Les voitures des Italiens, c’est à Turin, à ce moment-là, qu’elles sont quasiment toutes construites.
Mais à la manière de Détroit avec Chrysler, General Motors et Ford, c’est cette toute-puissance et cette mainmise d’une économie sur l’entièreté d’une ville qui, une fois contestée, a aussi failli faire sa perte. Dans les années 80, la crise de l’industrie automobile frappe durement la ville. La population décroît, le rayonnement de la ville dégrossi. C’est la crise.
Quelques-unes des grandes usines de production de Fiat, mais aussi de Michelin, mettent la clé sous la porte. Les licenciements s’accumulent. La grande zone dans laquelle elles s’étaient implantées, au pied de la rivière Dora, est progressivement abandonnée. Rapidement, et comme dans ces séries ou sagas post-apocalyptiques qui font tant recettes — La Planète des singes, The Walking Dead, The Last of Us, etc. —, les racines éclatent les sols, les mauvaises herbes se développent, le lierre monte jusqu’au sommet des piliers qui tenaient hier les bases des usines. La nature reprend ses droits, comme on dit. Et le site devient une friche.
Parc post-industriel
Quarante ans plus tard, le tableau a bien changé. Un concours international a confié le projet de réhabilitation de l’espace à un duo italo-allemand, la zone a été assainie, le fleuve autrefois caché sous une dalle de béton libéré. Des passerelles, des escaliers et des rampes lient les différentes parties de ce qui est devenu un parc, qui s’étend sur 456 000 m². Le lieu est agréable et alternatif, c’est un lieu de vie dans lequel les ados se rencardent, les familles se baladent, les branchés se calent pour y jouer de la musique et exprimer une sympathie relative pour les fantômes des prolétaires d’hier. On emploie désormais le terme de « parc post-industriel » et les offices de tourisme de la ville parlent de « végétation luxuriante créant un environnement fascinant au milieu des ruines ». Changement de paradigme.
Quelques mois après son ouverture, à l’été 2012, le Parco Dora accueille la première édition du Kappa Futur Festival, devenu aujourd’hui, avec ses cinq scènes, ses 115 000 festivaliers sur trois jours et ses 115 artistes programmés, l’un des plus importants d’Europe. Les prolos ? Ils sont devenus branchés — et même parfois VIP puisque ceux-là, moyennant finance, ont accès à un parcours premium qui les emmène même visiter les galeries d’art, nombreuses, de la ville.
Détroit dans la ligne de mire
Que le bastion des usines Fiat soit devenu un haut lieu de la culture techno en Europe n’a finalement rien de si étonnant. Car la musique techno, doit-on le rappeler, a justement émergé à Détroit à la toute fin des années 80, cité fortement marquée par son accointance avec l’industrie automobile et dont le destin, on le sait, n’est malheureusement pas comparable à celui de Turin — Détroit est, depuis 2013, en état de faillite.
Les piliers de cette musique-là, pour cette édition 2024 et comme des passeurs faisant le lien entre une histoire et une autre, on en a retrouvé quelques-uns au cours de ces trois jours passés aux côtés de 125 artistes déployés entre la scène FUTUR (la plus grande), la scène SOLAR (la plus trash), la scène VOYAGER (la plus moderne, avec ses écrans), la scène NOVA (la plus cool, évidemment) et la scène KOSMO (la plus friendly).
Détroit à Turin donc, avec Inner City sur la scène FUTUR — le projet de Kevin Saunderson, rejoint ces dernières années par son fils et, en live, par la très charismatique chanteuse Steffanie Christi’a. Jeff Mills aussi, créateur acharné, depuis 1993, d’une techno exigeante, expérimentale, intello, ovniesque, branchée science-fiction et capable, malgré la soixantaine, de faire danser une foule de gamines et de gamins qui auront pu entendre, pour la première fois peut-être, des classiques que d’autres clubbers à travers le monde ont entendu des centaines de fois, comme l’éternel « The Bells » et ses boucles dévastatrices.
Moodymann enfin, et en guise de closing sur la très cosy et très sympathique scène Kosmo — des arbres, une scène qui scintille et ces quelques mots affichés en lettres capitales comme un postulat : DANCE FIRST, THINK LATER. Cet ancien disquaire de Détroit, adepte d’une house solaire, soul, capiteuse, affrontait une autre légende : Carl Craig, le fondateur du label Planet E considéré, lui aussi, comme l’une des figures majeures de la seconde vague de techno de Détroit. Le bureau de ces légendes-là se trouve derière les platines. Et devant eux : des foules.
Mais si les performances de ces quatre-là ont été — fruit du hasard ou de la singularité du son de Détroit — parmi les plus saluées et les plus salutaires du festival, d’autres ont également marqué les esprits au sein d’un event dans lequel le public, clairement international (des Italiens, bien entendu, mais aussi des Français, des Suisses, des Espagnols, des Australiens… et des festivaliers issus de 157 nations différents, annonce le KFF), oscille entre le queer méga déconstruisit et le m’as-tu-vu âge de pierre.
Défilé : couleurs flashy, des treillis militaires, maillots de foot, cuir, dentelles, chemises grandes ouvertes, strings apparents, tétons globalement très apparents chez les filles comme chez les garçons. Ambiance câline une fois la nuit tombée… et sapé en Kappa, tant qu’à faire.
À quel point la marque turinoise aux silhouettes dos à dos est-elle impliquée dans le festival ? Stefano Dalla Villa, responsable marketing du Futur Festival : « Depuis la première édition, Kappa a apporté un soutien crucial au développement du festival. Ce soutien n’est pas seulement financier, même s’il contribue certainement à couvrir les coûts de production élevés, mais s’étend également à leur marketing, communication et réseau de produits, élargissant ainsi la portée et la visibilité de l’événement. D’un autre côté, associer leur marque au Futur Festival est devenu très tendance, et le festival lui-même aide les marques à se positionner avec succès auprès de l’un des publics les plus recherchés au monde. »
Et les artistes Italiens, dans tout ça ? Stefano Dalla Villa, ancora : « Nous accueillons chaque année les meilleurs talents émergents de Turin, ainsi que ceux qui ont déjà connu un succès international, comme Anyma, Tale Of Us, Enrico Sangiuliano, Joseph Capriati… Nous aimons notre pays et bien sûr nous soutiendrons nos propres talents ! », tient-il à préciser en rappelant au passage la bonne dynamique des musiques électroniques dans la région. « La scène des clubs et de la musique électronique à Turin a toujours été très avant-gardiste, parmi les plus importantes de toute l’Europe ! L’Audiodrome Live Club, par exemple, a été récemment élu club le plus important d’Italie ».
Bravo Turin, bravo le Kappa. Et les sets les plus marquants de cette édition 2024 ? Dans le désordre et de manière absolument subjective : The Hacker B2B Alessandro Adriani le samedi (ambiance disco noire), Four Tet le samedi sur la scène FUTUR (ambiance house qui flotte puis qui tape), The Blessed Madonna en closing, Carl Cox qui se souvient du Summer of Love et de son légendaire « Finder », The Blaze le dimanche, qui jouent quelques-uns des tubes qui ont fait leur célébrité. (« TERRITORY », « JUVENILES »…), et terminent par les copains de The Shoes. Time to Dance, l’an prochain, de nouveau ?