Radio Nova prend le pouls d’un monde qui lutte. Et l’écoute chanter.
C’est une vieille chanson sur un amour fini, qui raconte aujourd’hui la rupture consommée d’un peuple avec un État corrompu. 17 octobre 2019 : le gouvernement libanais annonce une taxe sur les communications passées par Internet par des applications telles que Whatsapp ou Facebook, précieuse alternative dans un pays où le prix de la téléphonie est l’un des plus élevé de la région. Aux quatre coins du pays, l’heure de la révolte a sonné.La taxe est annulée le soir même, mais les routes sont coupées par des pneus et des barils en feu. Deux personnes meurent dans les mobilisations. L’armée, d’abord discrète, tire sur la foule. On réclame la chute du régime ou, a minima, le départ du président Michel Aoun, ex-général de 84 ans qui ne tardera guère à suggérer aux mécontents « d’émigrer ». De nombreux manifestants se peignent le visage avec les couleurs du Joker interprété par Joaquin Phoenix dans le film de Todd Philips, couleurs qui sont les mêmes – vert, blanc, rouge – que celles du drapeau libanais.
Et puis il y a cette image qui fait le tour du monde : une chaîne humaine reliant le sud au nord du pays, sur 171 kilomètres. Cent mille personnes, peut-être, qui se donnent la main près du front de mer, symbole d’unité qui ne fut que rarement interrompu. Le Premier Ministre démissionne. Incendies, pillages. Les étudiants protestent contre le coût trop élevé des études, les avocats pour garantir l’indépendance de la justice – et tout le monde lève le poing, uni contre les fraudeurs fiscaux, les pots de vin ou la crise de déchets non ramassés qui pullulent depuis des mois et polluent le pays d’immondices toxiques. L’armée, d’abord discrète, s’engage pour la levée des barrages. Un militant meurt et la colère populaire n’en démord pas. Mais quelle est la bande-son de ce rejet viscéral du système, au pays du cèdre ?
Née à Beyrouth en 1975, May Kassem est réalisatrice, scénariste, musicienne, photographe, animatrice et productrice radio. Par mail, elle m’a confirmé l’importance prise par Mehdi Karimeh, alias DJ Madi K, 29 ans, originaire de Tripoli. Le premier jour du mouvement, il pose ses platines sur un balcon qui surplombe la place Al-Nour de Tripoli. Il n’a aucune musique révolutionnaire dans ses archives. Il hurle à la foule : « Qu’est ce vous voulez dire au président ? » puis lance une musique qui répète : « Au revoir, au revoir, au revoir. »
Cette chanson romantique, à propos d’une histoire d’amour terminé, on la doit à Fadel Shaker, crooner romantique qui mettra en 2011 un terme à sa carrière pour prêcher l’islamisme salafiste. Avant sa radicalisation, il entonnait donc cette ballade dont chaque couplet commence par « Tu te souviens quand.… » Mais depuis que le titre est passé entre les mains de DJ Madi K, le public crie à chaque fois « Khod ! », qui signifie à peu près « Prends ça dans ta gueule ! », accompagné d’une sorte de doigt d’honneur. Dans toutes les manifs, la chanson est jouée et lorsque le son s’arrête, tout le monde répète ce cri de ralliement. Depuis le building Ghandour de la place Al-Nour, devenu lieu de débats, le DJ le dit lui-même : « J’apporte aux manifestants une forme de bonheur, d’amour et de pouvoir pour donner aux Libanais la force de continuer à se rebeller. »
Une révolte peut aussi donner naissance à des hymnes. Toujours d’après la réalisatrice May Kassem, au Liban, l’une de ces nouvelles chansons de ralliement jouées via des hauts-parleurs un peu partout sur le territoire s’intitule Thawra. Elle est ici interprétée par Sandy Chamoun, chanteuse de The Great Departed ou Al-Rahel al Kabir, un groupe connu pour ses prises de position contre l’oppression politique et le fondamentalisme religieux. C’était le 23 novembre dernier, dans un cabaret de Beyrtouh, au cœur des soirées dites « d’amour pour la révolution ». Et les paroles, signées par le collectif féministe Nasawiya, disent à peu près :
« D’octobre à novembre / On était dans la rue / et les places étaient bondées / On a cogné sur les casseroles / dans tous les quartiers / et tu es toujours assis / ô mon vieux / Tu continues à me parler / du financement des ambassades ? Rév-Rév-Rév-Révolution. »
Une chronique de Richard Gaitet, réalisée par Sulivan Clabaut.
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