La BD contre les clichés.
Du Maroc à l’Irak, depuis 2011, une foule d’auteurs de bande dessinée s’est révélée dans la foulée des Printemps arabes. Un mouvement longtemps resté dans l’underground et qui commence à s’ouvrir vers le reste du monde, pour montrer la réalité du monde arabe – ou plutôt DES mondes arabes – comme on ne la verra jamais à la télé. Une nouvelle perspective qui nous emmène dans les ruelles et les cafés du Caire, de Casablanca ou de Bagdad, dévoilée à la Cité de la BD d’Angoulême avec l’exposition Nouvelle Génération, la bande dessinée arabe aujourd’hui, jusqu’au 4 novembre 2018.
Les comics permettent de livrer une perspective différente sur cette partie du monde
La BD contre les clichés. C’est l’objectif avoué de ce rassemblement d’une cinquantaine d’auteurs arabes organisé par le festival d’Angoulême depuis fin janvier : changer notre vision du monde arabe façonnée par des duplex télévisés en zone de guerre et les gilets pare-balles siglés PRESS. « Les comics permettent de livrer une perspective différente sur cette partie du monde », promet la Libanaise Lina Ghaibeh, directrice de The Mu’taz and Rada Sawwaf Comics Initiative à l’Université américaine de Beyrouth, et commissaire de l’expo. « En Occident, cette région est toujours déformée par le prisme des médias et des conflits. C’est une chance unique de découvrir le monde arabe à travers des yeux d’artistes. » Lina, qui a passé une bonne partie de son enfance à l’épicerie du coin, à dévorer « les BD de propagande d’État, les aventures de superhéros traduites et les personnages de Disney en djellaba », a vu, après les Printemps arabes, arriver avec fascination une nouvelle génération d’auteurs de bande dessinée, qui, enfin, s’adressaient aux adultes.
Au Maroc, en Tunisie, en Égypte, au Liban, en Algérie, des centaines d’auteurs (ils étaient plus de 150 présélectionnés pour l’expo) se sont lancés dans le dessin pour raconter leur quotidien en sortant des thèmes récurrents abordés par nos médias. « La BD est une plateforme fantastique, avec un axe narratif unique. On peut y voir l’architecture des rues du Caire ou de Casablanca aux immeubles de Beyrouth et de Bagdad, les vêtements des gens, écouter ce qu’il y a dans leur tête, qu’ils pensent à la guerre, à l’amour, à la solitude ou à une rencontre avec des sirènes. »
Les auteurs arabes veulent montrer que leur identité est complexe et qu’il ne faut pas les prendre comme un lot
Cet engouement sert aussi à assouvir un besoin d’expression devenu pressant après les soulèvements de 2011. Pour George Khoury, auteur libanais et historien de la bande dessinée arabe, ces auteurs, qui ont pour la plupart moins de 30 ans, refusent le panarabisme et toute vision englobante : « Leur message, c’est : nous existons en tant qu’individus, en tant que citoyens, nous avons le droit à la parole, à l’appropriation de notre identité, pas seulement culturelle mais aussi corporelle. C’est ce qui explique la présence de nombreuses femmes, qui expriment leurs aspirations, défendent leurs droits, et pas seulement comme nous, nous voulons les voir. Cette diversité est la base de cette expo, les auteurs arabes veulent montrer que leur identité est complexe et qu’il ne faut pas les prendre comme un lot. »
Ces cinq dernières années, tous ces auteurs ont monté un réseau de communication sur des blogs, Facebook ou Instagram, qui leur permet de partager leurs travaux, fortement ancrés dans la réalité locale. Rebel Spirit, alias Mohamed Bellaoui, vient par exemple de sortir Le Casablancais 2 : From Casa with Love, la suite de sa première BD Le Guide du Casablancais, (voir vidéo) une histoire d’amour inspirée des télénovelas mexicaines et des mélodrames égyptiens, qui, en toile de fond, s’amuse des clichés sur la ville et ses touristes. La Tunisienne Noha Habaieb raconte une soirée en club dans Joha et la poule, Hicham Habchi, de son côté, décrit dans Ramadan Hardcore « le comportement trop hardcore des Marocains » durant le jeûne, tandis que les enjeux sont plus dramatiques dans Kocktil, de Salam Alhasan, membre du collectif Comics 4 Syria.
Le plus connu d’entre eux est certainement l’Égyptien Shinawi, sélectionné à Angoulême dès 2009. En janvier 2011, deux semaines avant le début de la révolution, il lance avec quatre autres dessinateurs le magazine TokTok, qui, à partir des discussions et des événements de la place Tahrir, trouve vite de nombreux comportements sociaux à moquer, de l’hypocrisie religieuse au harcèlement sexuel. Le trimestriel permet aussi de pallier l’absence de maisons d’édition dignes de ce nom dans le pays. D’autres revues vont suivre le mouvement, comme Samandal au Liban, Skefkef au Maroc ou Lab619 en Tunisie, consolidant le réseau au même titre que le festival CairoComix ou le Fibda d’Alger.
« C’est au Fibda que j’ai découvert Samandal et TokTok », se souvient la dessinatrice algérienne Rym Mokhtari. « Dans notre pays, on voit beaucoup de productions culturelles venant d’Europe et des USA. On était tellement excités de voir des gens qui nous ressemblaient, avec des problématiques communes aux nôtres ! Ça nous a mis en contact, et on a pu organiser des choses ensemble », comme ce projet de magazine commun, qui pourrait bientôt voir le jour. Si elle manque encore de structures, cette nouvelle génération semble avoir le champ libre pour se développer et échappe pour le moment à la censure. « Après les Printemps arabes, les autorités centrales se sont affaiblies, explique George Khoury. Tout le monde voulait parler de ce qu’il voulait, on le voyait avec les graffitis dans les rues. Mais peu à peu, un mouvement de récupération de la révolution se dessine, ils sont en train d’effacer les graffitis. »
Pour le moment, les autorités n’embêtent pas les auteurs
« En Algérie, on n’a pas vraiment ce problème », estime Rym Mokhtari. « La BD touche tellement peu de gens que ce serait contre-productif. En parallèle, il y a des dessinateurs de presse qui peuvent tenir des discours très critiques, mais à qui on laisse une relative liberté. En Algérie, j’ai l’impression que c’est un peu le chien aboie et la caravane passe. On peut dénoncer nommément la personne mais ça n’aura pas d’impact ». « Les Marocains disent qu’ils travaillent dans la “zone grise”. Ils peuvent tout critiquer, la corruption, la politique, mais si cette critique vise une personne spécifique au pouvoir, c’est la catastrophe. Ils sont obligés de généraliser », reprend George Khoury, qui pointe aussi le taux d’analphabétisme très élevé dans certains pays. « Pour le moment, les autorités n’embêtent pas les auteurs parce qu’elles se disent que peu de gens vont pouvoir les lire. Mais le jour où la bande dessinée va devenir influente, je leur conseille d’aller dessiner ailleurs ! »
Merci à l’équipe du prix SNCF du Polar