La chronique de Jean Rouzaud.
Les Éditions Grasset ressortent cette brillante Décade de l’illusion (1918-1928) de Maurice Sachs (1906-1945). Ils avaient déjà publié Au temps du bœuf sur le toit, dans la même collection des Cahiers rouges, littérature pour initiés.
Au Livre de poche, on pouvait lire Le sabbat et La chasse à courre, ainsi vous avez les quatre romans posthumes de ce personnage invraisemblable et unique, dans le talent comme dans l’escroquerie.
Personnage invraisemblable et unique
Il est né Maurice Ettinghausen, d’une famille juive ultra active et agitée, mais éclatée par les divorces et séparations. Son père parti en 1912, Maurice prend le nom de sa mère et va se lancer dans la vie parisienne, fréquentant le monde artistique et littéraire avec passion et assiduité.
Mais ce n’est qu’à la fin de la guerre (il a 14 ans !) qu’il va pouvoir assister aux années folles, et devenir un des personnages haut en couleur de cette frénésie, le meilleur historien des mœurs de la capitale pendant un entre-deux-guerres fourmillant de création et de tempêtes.
Il dit modestement n’avoir écrit qu’à la demande de ceux qui avaient suivi ses conférences, ses récits du monde artistique parisien à son pinacle. Il se déclare un simple observateur, certes proche et introduit, mais il oublie de préciser qu’il écrit avec une force et une franchise rare.
Le ton est moderne, direct, rapide…
Oui, Maurice Sachs est considéré comme un auteur à part entière, avec un ton moderne, direct, rapide, qui aujourd’hui rivalise avec ses modèles : Jean Cocteau, André Gide, Marcel Jouhandeau…
Mais il a aussi aimé les musiciens de cette belle époque : Georges Auric, Darius Milhaud, Francis Poulenc, Éric Satie .. Les peintres aussi l’attiraient et illuminaient sa vie , et justement il raconte ses rencontres dans ce livre de souvenirs clairs et précis.
Homosexuel, il va surfer sur un réseau que Cocteau lui a en partie ouvert, mais le calculateur en lui se double d’un passionné, d’un aventurier, d’un parieur, d’un fou . Il se convertira au catholicisme (comme Max Jacob) dans une crise religieuse propagée dans les milieux artistiques par Jacques Maritain (et sa femme Raïssa), celui-ci protestant, philosophe français, moraliste, lui aussi converti.
Maurice Sachs, dans sa vie trépidante, va aussi adopter un enfant juif qu’il protège puis abandonne dans sa fuite en avant. Il abrite également un père jésuite résistant, la Gestapo mise au courant l’enverra aux camps de la mort…
Mais il avait aussi travaillé pour la police française, ou la Gestapo !!!…Indicateur, passeur, trafiquant, informateur, orchestrateur de marché noir, le tout mêlé d’aventures amoureuses, de reportages et voyages.
Risques inconsidérés
Il est donc à peu près inclassable, incernable, inexplicable, puisqu’il a passé son temps à prendre des risques inconsidérés, alternant avec les expédients de sa survie, traqué, au jour le jour, à Paris après 1940 (dans son autre livre, La chasse à courre, il est le cerf traqué !)
Par lui seul, on apprend l’intensité des trafics, y compris d’influence, de pensée, d’opinion, puisque le fascisme faisait monter la tension, et poussait bien des personnes perdues et affolées dans les filets ou les bras des tueurs.
Lire ses rencontres avec tous les grands noms de cette période, est évidemment instructif, un peu voyeur, mais il décrit parfaitement et lucidement sa position devant les « maitres », chez lesquels il vient nourrit son esprit, enrichir sa vie, glaner quelques informations ou recommandations. Mais aussi les juger, avec une maturité et une sureté de goût étonnante (Picasso n’est pas un peintre, mais un inventeur…)
Dans ce livre : Picasso, Matisse, Dufy, Modigliani, Chirico, Juan Gris, Derain, Chagall, Utrillo et bien d’autres : la grande époque de l’Art français, brossée avec fermeté.
Culture béton
Il décrit les peintres, leur allure, manière, cadre, aura, puis leur art sans gêne ni crainte, et c’est juste, bien vu, jamais banal ni flatteur. Il faut dire que sa culture historique et littéraire est assez bétonnée.
Avec son énergie, sa curiosité, il nous a laissé une vision unique, détaillée et vécue de la première moitié du XXe eme siècle, digne des meilleurs chroniqueurs , débarrassée de toute hypocrisie. C’est rare.
Sachs a bringué, menti, trahi, fui, volé, trompé…et pourtant il fut un homme complet, téméraire, imaginatif et savant. Il a fini ouvrier( grutier entre autres), prisonnier, déporté, puis abattu sur une route, épuisé.
Sa vie est bien sûr un roman, à la hauteur de ses héros, lui l’anti héros. Ce dernier livre de lui est un véritable « who’s who », la liste totale de toute la « café society » des années 20, chaque star, artiste, littérateur, critique s’y trouve…décrit avec précision et amour !
Bien plus tard, Patrick Modiano, auteur des méandres de l’après-guerre dans un Paris nouveau, mais peuplé de fantômes, viendra habiter l’appartement des grandes aventures de Maurice Sachs dans la capitale, Quai de Conti … Un lieu de mythologie, chargé de secrets.
En tout cas, cette décade désabusée et parfois cynique, fait revivre les parcours de tous ces créateurs de l’apogée culturelle et artistique française, vus par un œil unique.
La décade de l’illusion. De Maurice Sachs. Collection les Cahiers Rouges, Éditions Grasset. 230 pages. 9 euros 90 (voir aussi Le sabbat, La chasse à courre, Au temps du boeuf sur le toit).