Le chef d’oeuvre du Nouvel Hollywood à nouveau en salles.
La dernière corvée, « road movie » caractéristique du Nouvel Hollywood présente un voyage initiatique voire picaresque contre les valeurs sclérosées d’une Amérique qui s’englue dans les seventies où les appels au plaisir de toute une jeunesse n’ont pour réponse que leur propre écho, le tout porté par un Jack Nicholson au sommet de son art.
La jeunesse et sa rebellion est au cœur de la diégèse dès la scène d’exposition, Billy Buddusky (Jack Nicholson) – dit « Badass » – et Mulhall (Otis Young) – aka « La Mule » , deux marins de l’US Navy en poste à Norfolk en Virginie, sont sommés de suivre l’ordre consistant à escorter un jeune voleur, Larry Meadows (Randy Quaid), vers Portsmouth, un centre pénitencier afin qu’il y purge une peine pour vol mineur. Encore naïf et un peu fantoche, le pauvre Meadows finit néanmoins par obenir la compassion puis l’amitié de ses gardes. Buddusky et Mulhall décident alors de détourner et allonger le trajet afin d’offrir au jeune malheureux un sursis de bon temps, qui devient en vérité une vraie éducation, à la bière et aux filles de joie.
Hal Ashby (1929 – 1986) est une personnalité cinématographique injustement secondaire dans la renommée du nouvel Hollywood, et pourtant adulé par ses pairs. L’une des raisons de cette relative méconnaissance est certainement due au fait que ce cinéaste était rarement à l’origine des projets qu’il réalisait, il s’attachait en revanche à mettre en images et à sublimer les projets d’autres. Absolument pas prédestiné au cinéma, il a connu une enfance difficile et avait fugué avant même la majorité. Il se retrouve néanmoins parachuté à Hollywood en devenant apprenti puis assistant monteur, ce qui aura par la suite une grande importance pour son travail. Toutefois, le hasard et la chance l’associent réalisateur Norman Jewison qui donne une autre orientation à sa vie. Il travaillera à cinq reprises pour ce dernier, notamment pour Dans La Chaleur De La Nuit (avec un Oscar à la clé) et L’Affaire Thomas Crown.
Hal Ashby est aujourd’hui célèbre pour avoir réalisé Harold et Maude, film passé inaparçu à sa sortie mais devenu culte et vénéré aujourd’hui. La Dernière corvée (The Last Detail) et le film qui suit le classique du réalisateur.
Hal Ashby tombe alors amoureux d’un scénario d’un certain Towne, aux dialogues sulfureux et écrit expressément pour Jack Nicholson, (Qui remportera d’ailleurs la palme d’or de la meilleure interprétation).. Plus encore que Harold et Maude, La Dernière corvée semble être une allégorie de tous ce que représente alors le nouvel Hollywood, auquel il sera rattaché à l’invention de cette notion.
A l’instar de l’ensemble de ses films, Hal Ashby s’attache à mettre en scène des personnages meurtris et en réaction face à l’autorité, à la privation de liberté qui émane généralement de leur milieu socioprofessionnel. Cette lutte est néanmoins une lutte larvée qui n s’exprime pas dans la violence, ou alors dans des simulacres de celle-ci, avec un affect qui se déroule plus dans l’intime (cf. les pleurs de Meadows).
C’est ce contournement dans la mise en scène qui lui avait valu les foudres des critiques, ce large panel d’émotions parfois contradictoires aussi, mais pourtant à l’image de cette société fluctuante des années soixante dix. Même le fameux Road Movie américain se teinte ici d’autres influences plus nouvelle vague, plus européennes, le mythe de la route est transformée par le train, par les multiples décors urbains, on est en vérité déjà loin d’Easy Riders, c’est un film de trottoirs.
Cette errance dans les villes est un échappatoire fugace, face à un destin et une désillusion tragiques. Tout le film tend vers la prison où Meadows enfermera sa jeunesse, pendant que, de façon latente, la douleur sourde de la guerre du Vietnam résonne : cette menace de l’ « Affectation », dernière phrase du film, plane constammment et les personnages l’attendent autant qu’ils ne la redoutent. La confrontion à la hiérarchie militaire, elle, est à chaque fois injurieuse ou brutale, voire absurde, mais sans pour autant verser dans le cliché, sans sombrer dans le plaidoyer pacifiste.
La force du film tient aussi par la finesse du montage dans lequel Ashby excelle. Entre errance qui traîne dans la durée et scènes d’action. Mais aussi dans les nuances de ressentis de ses personnages; colères intenses qui virent au rire, et mélancolie douce, voire profondes tristesses. Les fondus enchainés dont Ashby raffole sont autant de mélanges entre deux états de sentiments et amènent une palette diffuse d’émotions qui donne un naturel absolu aux personnages et une densité incroyable (évidemment amplifiée par la prestation exceptionnelle de Jack Nicholson).
Mais cette densité n’est pas performative, les actions ne dépassent jamais les paroles , et si la rébellion est caressée, la ligne n’est jamais franchie, et c’est de cette incapacité à s’émanciper totalement que nait une certaine mélancolie. Le sujet principal du film, et c’est peut être en cela qu’il est visionnaire, est celui d’un renoncement déjà inscrit en creux, celui d’une foi éphémère en une contre-culture qui finalement le sera tout autant. La Dernière Corvée est en fait une parenthèse fantasmée (et une narration circulaire, bloquée) comme aura pu l’être le Nouvel Hollywood ou les seventies tout court. Se forcer à croire un court instant que cela est possible, et puis reprendre le cours de la vie d’une histoire qui se répète. La fiction, elle, n’est qu’éphémère, et se donne à voir ici dans une mise en abyme poétique.