Entretien fleuve avec le prodige hip hop venu de Compton, Kendrick Lamar, un gamin du ghetto qui décrit son quotidien dans un superbe album
Si vous êtes passés à côté du phénomène Kendrick Lamar, vous n’allez pas résister bien longtemps : presse, critique, public, jeunes, vieux, hommes femmes, gangstaz, puristes, old school, new school, fans d’indie, tous s’accordent à dire que le jeune prodige de Compton est en train de révolutionner le hip hop, tant par son flow que sa magnifique écriture, emprunte d’images, qui décrit le quotidien d’un type comme les autres comme il écrirait un film, un jeune issu du ghetto black de Los Angelès que son père tente tant bien que mal de tenir éloigné des mauvaises habitudes. C’est rien de le dire.
Pour vous peindre un portrait concis, Kendrick Lamar, c’est le petit protégé de Dre. Fan absolu de Tupac, très spirituel, storyteller de grand talent, il vient de pondre « Good Kid, m.A.A.d city », un album qui décrit donc les conséquences d’un environnement violent sur l’innocence d’un enfant comme un autre. Pas de gros hits, mais un fil qui se tient durant tout ce disque qui s’écoute comme on feuilletterait un bouquin de photos.
Nous l’avons rencontré hier, jour de l’élection du nouveau (ou pas, finalement) président américain, dans son hôtel parisien.
Kendrick nous attend, pépère, en chaussons. Du coup, son management nous interdit les photos. A l’américaine. Lui est plutôt calme, posé, souriant. A 22 ans, celui à qui on prédit l’avenir du rap US n’a pas l’air de se prendre la tête plus que ça. il a une bonne tête, il est souriant ; on lui a booké quelques interviews, mais pas trop. Le matin même, il est allé faire du shopping chez Colette. Il sirote un 7up.
Comment te sens-tu aujourd’hui, grand jour dans l’histoire de l’Amérique ?
Kendrick Lamar : Très bien, optimiste. Obama va être réélu et je suis sûr qu’il faire encore mieux, continuer le progrès qu’il a déjà mis en place. J’en suis absolument certain.
Mes parents ont toujours écouté beaucoup de gangsta rap
Lee Fields (reçu lundi dans la matinale de Nova) nous disait qu’Obama résout vraiment des problèmes aux US… Et Romney ?
Romney voit l’Amérique comme une entreprise plutôt que comme un ensemble d’êtres humains qui veulent libres…. Ce n’est pas une bonne chose. Obama a du cœur, il comprend mieux le point de vue des vrais gens, ceux qui n’ont pas beaucoup de solutions pour s’en sortir.
Est-ce que tu t’es impliqué dans la campagne ?
Non, pas officiellement. Je préfère tout simplement retourner dans ma communauté et leur dire « faites ce que vous avez à faire, choisissez celui qui sera le meilleur pour vous. Ayez foi en Obama mais avant tout ayez foi en vous-mêmes. Et commencez par agir dans votre communauté si vous voulez le changement ».
Quel est ton premier souvenir musical ?
Des house parties quand j’étais enfant, mes parents aimaient bien ça… On y entendait des sons oldies et du gangsta rap, beaucoup de gangsta rap : Snoop Dogg, Dr. Dre, The Isley Brothers… Mes parents écoutaient du gangsta rap, ça a eu une grande influence sur la musique que je fais à présent. Une musique agressive, mais toujours avec une touche jazzy
Après, j’ai beaucoup écouté tous les artistes de la West Coast. DJ Quik, Dogg Pound, 2pac, MC Eiht, Westside Connexion… Et des oldies des seventies : Marvin Gaye, Isley Brothers, The Temptations…
Ton écriture est très particulière… quand as-tu commencé à gratter ? Avant de pratiquer le MCing ?
Oui, j’ai commencé à écrire avant de chanter, rapper ou de créer de la musique. A l’école, j’ai toujours été bon en écriture. Mais c’est à l’âge de 13 ans que j’ai commencé à écrire du rap. Quand j’ai été assez âgé pour comprendre ce de quoi je parlais et ce dont je voulais parler ! (il se marre)
Tu cites très régulièrement 2Pac comme ton idole, quelle influence a-t-il eu sur toi ?
2pac m’a appris qu’il fallait être soi-même, oser parler de ce qu’on veut, ne pas avoir peur de ce que les autres pensent. En gros, la liberté de parole.
La musique ? La raison pour laquelle je suis sur cette planète
La presse, la critique, le public… tout le monde est unanime sur ton album. Comment vis-tu cet accueil ?
C’est génial, parce que j’ai mis beaucoup d’énergie dedans, et je voulais que ça se passe comme ça. Mon but n’était pas de faire un album éphémère, juste pour me faire de l’argent… Je veux laisser une trace, ça a été très important dans le processus de production de l’album. Je veux que l’album vive pour toujours, tout comme Dre avec ses Chronics ou Snoop avec Doggystyle.
Donc tu étais prêt pour tout ça ? Tu n’as pas l’impression qu’on t’en demande un peu trop… que c’est disproportionné ?
Oui, ça ne me stresse pas. Je suis né pour faire de la musique (et bizarrement, il dit ça en toute modestie). C’est pour cette raison que je suis sur cette planète, pour faire ressentir des choses aux gens, leur transmettre des vibrations. Je le sais, c’est mon destin.
Et après cet album, que va t’il se passer ?
Je ne sais pas vraiment, je ne sais pas quels plans Dieu a pour moi. Ce que je sais, c’est que cet album est un premier pas vers ce que je suis censé faire de ma vie.
Des plans de carrière ?
Pour l’instant, je pense que quelque chose de plus grand, d’encore mieux m’attend. Le rap n’est que la première étape, je ne sais pas encore quelle sera la suite.
Serais tu tenté par une expérience dans le cinéma, par exemple ?
Ecrire pour le cinéma serait génial. Qui sait ? On verra ! Je ne sais pas encore. Peut-être après mon troisième album.
Quelle place la religion occupe t’elle dans votre vie ?
La religion est à mes yeux quelque chose de curieux, je n’ai pas vraiment de religion. Je crois qu’il existe un Dieu, et c’est tout. La religion a été inventée pour diviser les hommes. Je joue dessus car tout le monde pense savoir ce que je pense. Les gens font des choix de vie en fonction de leurs croyances. Personnellement, je pense qu’il existe un Dieu.
Beaucoup de mes amis d’enfance ont des enfants maintenant, et c’est moi qu’ils regardent comme un modèle
Odd Future, A$ap Mobb, et maintenant Black Hippy (son crew)… Les collectifs sont-il le futur du hip-hop ?
Tout à fait. Les crews ont toujours fait partie du hip-hop. Il y en avait de moins en moins, car ils avaient tous fini par éclater. L’intérêt des gens a faibli à cause de ça : on voit 4 mecs ensemble, et quelques mois plus tard ils se descendent les uns les autres. Aujourd’hui, on essaie de revenir aux fondamentaux, à l’époque où les crews avaient cette force créatrice, où on pouvait croire en eux et suivre leur mouvement du début à la fin.
Qu’est-ce que tu ferais si tu n’étais pas dans le rap ?
Je ne sais pas ! La musique, c’est ma vie, c’est cliché (en français dans le texte, bien sûr!), mais c’est vrai ! Il y a tellement de ghettos dans ce monde, et moi j’ai reçu un don qui m’a permis de m’en sortir. Écoutez mon album : j’aurais pu mal finir plein de fois. Cet album raconte une journée, mais il représente toute ma vie. La musique est un don qui m’a permis d’aller de l’avant. Sans elle, j’aurais probablement suivi le chemin de mon oncle, car les membres de gangs (décédé sous ses yeux, ndlr) ou les dealers étaient nos figures de références, celles qu’on admirait.
Ca ? C’est mon père, un « original gangsta »
Tu vis toujours à Compton ?
Non, mais ma famille y est toujours. Je n’ai pas encore les moyens de les faire venir à la ville. Mais mon succès montre que c’est possible, qu’on n’est pas tous obligés de suivre le même chemin. Beaucoup de mes amis d’enfance ont des enfants maintenant, et c’est moi qu’ils regardent comme un modèle. C’est une très bonne chose, leurs pères préfèrent ça au cercle traditionnel de la rue.
Est-ce que tu te sens plutôt un exemple ou une personne normale qui a su s’en sortir en racontant son quotidien ?
Pour être un exemple, je dois leur montrer que je viens du même endroit qu’eux. C’est pour ça que j’ai fait « Good kid maad city ». Les gens connaissent surtout le Kendrick Lamar d’aujourd’hui, et ma vibe. Mais pour avoir cette vibe, j’ai dû me sortir d’un endroit vraiment sombre et négatif. Je n’aime pas en parler tout le temps, je ne voulais pas mettre ça dans ma musique. Mais pour passer à autre chose, il fallait que je fasse cet album. Et encore, il raconte juste une journée, il y aurait plein d’autres histoires à raconter ! Pour devenir un modèle, il fallait que je raconte tout ça, il fallait que les gens qui ne me connaissent pas sachent d’où je viens. Maintenant qu’ils savent, ils peuvent croire en moi.
Raconte-moi l’histoire de la jaquette de ton album
Sur celle-là, c’est une fête qu’on a donné à la maison (il prend son temps, la tient dans sa main, la regarde, sourit…). Il y a deux de mes oncles, mon grand-père… Ce qui est intéressant, ce sont tous les accessoires dans l’image : des bouteilles d’alcool, un biberon, un bébé… C’était ça ma vie. Ça représente vraiment « good kid, maad city ». J’ai caché les yeux des adultes pour plusieurs raisons, mais notamment pour souligner l’innocence du regard de l’enfant. Un petit garçon de 4 ans qui se balade torse nu et saute sur le canapé. Je parle toujours du rôle important qu’a joué mon père dans ma vie, et il est sur la photo, sur la droite. Cette photo est géniale. J’aimerais que l’endroit où elle a été prise existe toujours.
Et les photos à l’intérieur ?
(en haut à gauche) : Moi et mon frère. J’ai été enfant unique jusqu’à l’âge de 7 ans, puis il est né. On a toujours été très proches. Là on avait un match de basket à Chicago, on était habillés en basketteurs.
(en haut à droite) : Ça c’est mon père, qui a toujours été là pour moi. Un « Original Gangster », mais j’ai du respect pour lui. Peu importe ce qu’il faisait dans la rue, il était toujours là pour sa famille, point à la ligne. Toujours là pour Noël et mon anniversaire.
(en bas à gauche) : Là c’est moi qui joue avec ma low-rider miniature. Je la faisais rider sur des rampes, avec une pompe hydraulique pour la faire avancer, c’était génial.
Là c’est encore mon père, qui s’amuse. Avec une vraie arme. Un gros fusil de chasse.
– Mon père et ma mère. Les gens ne savent pas que ce sont mes vrais parents ! Si je les appelle maintenant et que je les ai au téléphone, ils seront exactement pareils, un vrai sketch ! Cette photo a été prise au début des années 90, dans un club, il me semble…
– Ca c’est moi et ma mère, j’avais 2 ans à peu près, avec mes jouets. Quand j’étais enfant, j’avais tendance à casser tous mes jouets. C’était un dimanche de Pâques.
– Ca c’est moi aujourd’hui… Que le temps passe vite. Elle a été prise à Compton aussi.
Une house party. Une autre avec mes oncles. La Cadillac classique que j’ai eue pour mon anniversaire… haha ! Celle-là est l’une des plus folles ! Sur cette photo, j’ai 16 ans, et comme vous pouvez voir j’ai deux majeurs levés. Une époque où je me foutais de tout et de tout le monde, la photo capture bien tout ça.
Si la photo capture bien tout ça, son album capture bien un jeune homme qui sait où il est, d’où il vient et où il va.
On se lève, on s’entre-remercie, et je lui file quelques novatunes en imaginant qu’il roulera, le coude sur la portière, dans les rues de Compton, en faisant péter les enceintes avec un bon vieux Mathieu Boogaerts.