Attaquée en justice par les maisons de disque, l’incroyable organisation créée par Brewster Kahle risque la fermeture définitive.
Saviez-vous qu’il était possible de savoir à quoi ressemblerait la page d’accueil de Nova.fr le 3 octobre 1999 ? Pour ce faire, il suffit d’utiliser la WayBackMachine. Ce moteur de recherche d’archives unique est l’œuvre de l’Internet Archive et constitue une petite facette de la collection de la plus grande bibliothèque de l’ère numérique. Du matériel donné par des musées, des bibliothèques, des contributeurs individuels… Depuis sa création en 1996, l’Internet Archive a amassé plus de 145 pétaoctets de matériel. Pour se donner une idée : si une personne prenait plus de 4 000 photos numériques chaque jour pour le reste de sa vie, elle finirait peut-être par atteindre 1 pétaoctet sur les 145 de l’immense bibliothèque virtuelle.
Archives d’objets obsolètes et disparus
Brewster Kahle, créateur d’Internet Archive qui travaille encore dans les incroyables bureaux de l’organisation (à but non lucratif, précisons-le), avait pour ambition de conserver l’histoire et de promouvoir l’accès aux vestiges d’un Internet révolu et même d’un monde qui n’existe plus puisque la bibliothèque est faite de numérisations de cassettes, de cd, de « vrais » objets. Kahle a donné un espace de stockage aux trucs obsolètes qui ne se vendent plus, aux milliers de vidéos de concerts, aux anciens logiciels, aux VHS obscurs et oubliés, aux pdf de livres et forums disparus.
Précieux sanctuaire ou bateau pirate ?
Mais cette gigantesque archive est aujourd’hui en danger. Ce qui est un précieux sanctuaire pour certains n’est qu’une piraterie pour d’autres. A savoir : les entreprises et personnes qui possèdent des droits d’auteur. Ce sont d’abord des éditeur‧ices qui ont vaincu Internet Archive au tribunal en 2020. L’organisation avait lancé une bibliothèque d’urgence nationale en réponse à la pandémie. Cette bibliothèque proposait une collection de livres scannés et disponibles en prêt libre, alors que les universités et les bibliothèques étaient en confinement. C’est maintenant au tour des maisons de disque d’intenter un procès qui risque d’achever l’Archive. Le principal mis en cause : le Great 78 Project.
Bibliothèque infinie de disques 78 tours
C’est un projet phénoménal qui a pour ambition de numériser des centaines de milliers de disques 78 tours, ces ancêtres du vinyle, apparus dans les années 1890 et aujourd’hui obsolètes. Un conservateur de sons a numérisé, disque par disque, des centaines de milliers de 78 tours. En naviguant sur le site du Great 78, il est alors possible de filtrer par année, par genre, par langue et de trouver une infinité de disques. Des enregistrements de blues, de jazz, de polka, de tango argentin ou même d’opéra hongrois… Voire simplement le son d’une personne qui rit, parce que c’est ce que les gens voulaient entendre lorsqu’il est devenu possible d’enregistrer la voix humaine.
95% ou plus de ce contenu n’est disponible nulle part ailleurs
Or, 95% ou plus de ce contenu n’est disponible nulle part ailleurs. La majorité des disques est éditée par des labels aujourd’hui disparus, d’autres ont été remasterisés et la version craquelée que l’on entend sur l’Internet Archive ne se trouve plus sur les plateformes de streaming. Les défenseurs de l’Internet Archives l’affirment : les maisons de disques ne font pas de réels efforts pour préserver des archives qui n’ont pas de valeur commerciale, donc avec lesquelles elles ne gagneront plus d’argent. Universal Music Group et Sony Music s’attaquent en fait à celles qui concernent des stars : Billie Holiday, Louis Armstrong, Elvis Presley, Chuck Berry, Frank Sinatra, Benny Goodman, Peggy Lee…
Un procès à plus de 620 millions de dollars
Ces contenus représentent seulement 4 000 morceaux parmi les centaines de milliers de la bibliothèque, mais les maisons de disques réclament 150 000 dollars par enregistrement, soit un total de plus de 620 millions de dollars. De quoi achever l’Internet Archive. Depuis que le procès est en cours, les 4 000 morceaux ont été supprimés de l’archive, mais si les maisons de disques remportent le procès comme l’ont fait les éditeurs, ce pourrait être la fin de l’Internet Archive.