Mais de quoi parle-t-on exactement ?
Jeudi dernier, le régulateur des télécoms américain, la Commission fédérale des communications (FCC), a voté la fin de la neutralité du net. C’est une décision majeure et néfaste dans l’histoire du réseau. Mais de quoi s’agit-il au juste ?
Que s’est-il passé ?
Pour aller sur internet, vous avez un opérateur, un fournisseur d’accès. Celui-ci ne peut pas favoriser un contenu par rapport à un autre. Il ne peut pas censurer, ni vous faire payer plus cher pour avoir accès à certains services ou pour avoir un meilleur débit quand vous regardez YouTube ou Netflix… C’est la neutralité du net. C’est un principe fondateur d’internet. Internet n’est pas un bouquet de chaînes satellites avec des options. Internet est libre et ouvert, et il est le même pour tout le monde.
La fin de la neutralité du net, c’est la possibilité de voir apparaître un internet à deux vitesses. On pourra vous proposer des tarifs différenciés, des bouquets, des vitesses différenciées. Par exemple pour 5 euros chez un opérateur X, l’accès à vos mails et vos réseaux sociaux, pour 10 euros les services vidéos en bas débit et pour 30 euros YouTube en HD.
Ce vote est un grave retour en arrière, alors qu’en 2015, la même FCC sous Barack Obama, avait avait fait inscrire internet comme un « bien public ».
Pourquoi cette décision ?
C’est la nomination d’un nouveau président de la FCC par Donald Trump qui a tout fait basculer. Ajit Pai a toujours été un farouche pourfendeur de la neutralité du net. Il faut dire que c’est est un ancien conseiller de l’opérateur téléphonique Verizon.
Or, ce sont précisément les opérateurs téléphoniques et les fournisseurs d’accès à internet qui combattent depuis de nombreuses années la neutralité du net. Leurs arguments ? Le coût de la bande passante. Cela représente pour eux un coût élevé, et ce serait injuste de faire payer la même chose pour consulter vos mails ou pour se faire des nuits de binge watching sur Netflix… L’entretien des tuyaux a un coût, supporté par les opérateurs qui veulent que les clients ou les producteurs de contenu mettent la main à la poche. À les écouter, la fin de la neutralité du net leur permettrait de financer plus d’investissement et donc d’innover…
Et les géants du net ?
C’est pourquoi les géants du net, comme Google, Amazon ou Facebook, sont de leur côté hostiles à la fin de la neutralité du net : non pas par idéalisme mais par pragmatisme économique. Que ce soit le client qui paye pour accéder à leur service ou eux-même pour maintenir un flux digne de ce nom, c’est leur compétitivité qui est en jeu. YouTube ou Netflix représentent à eux deux plus de 50% du trafic aux États-Unis. La fin de la neutralité du net pourrait représenter un coût de plusieurs millions d’euros par an pour Google pour maintenir l’accès à YouTube avec un bon débit pour tout le monde.
Quels risques en Europe ?
Ce vote ne concerne que les États-Unis, c’est une réglementation locale, le reste de l’internet mondial ne va pas être impacté. Nous allons conserver un internet relativement neutre en Europe, d’autant plus que depuis 2015 la réglementation européenne protège l’accès libre et égal au réseau.
Cela dit, la vigilance est de mise car certaines pratiques des opérateurs dans des États membres vont dans le sens d’une remise en cause de la neutralité du net. C’est par exemple le cas de ce qu’on appelle le « zéro rating » : dans le cadre d’un partenariat entre un opérateur et un fournisseur de contenu, un forfait propose un accès illimité à ce contenu. Par exemple, pour un tarif donné, un opérateur vous propose un accès à internet de 1Go, plus un accès à Facebook en illimité, y compris au-delà de votre giga d’internet compris dans le forfait. Pour tous les autres sites, il faudra payer du hors forfait. C’est une négation de la neutralité du net. Au-delà de votre forfait, votre internet ne se limitera plus qu’à Facebook.
La neutralité du net n’existe pas
À y regarder de plus près, la neutralité est un idéal à poursuivre, plus qu’une réalité.
La plupart d’entre nous accède au contenu disponible sur internet via un moteur de recherche, Google, voire via un réseau social, Facebook. Or ces deux acteurs filtrent précisément les contenus suggérés, en favorisent certains, en bannissent d’autres. En fonction de leurs algorithmes, de votre historique personnel, votre internet n’est déjà pas le même que le mien et certains contenus sont carrément censurés.
Par ailleurs, l’accès à internet se fait de plus en plus via le mobile, et donc via des applications… soit un environnement fermé et contrôlé. Le monde des applications n’est pas neutre, les apps doivent être approuvée par Apple pour être distribuées sur iPhone et par Google pour être sur Android. L’accès au contenu est très réglementé. C’est une contradiction totalement avec la neutralité du net.
Internet est-il mort ?
Ces attaques contre la neutralité du net vont dans le sens plus global d’une inquiétude quant à l’avenir d’internet. C’est un son de cloche de plus en plus fréquent : l’internet utopique des débuts serait mort.
Tim Berners-Lee, inventeur du World Wide Web, a fait en mars dernier, une tribune historique pour avertir des dangers auxquels faisaient face le web tel qu’il l’avait conçu.
L’internet des origines se voulait libre, ouvert, neutre, démocratique. Celui que l’on connait est contrôlé, inégalitaire, propriétaire, fermé…
C’était aussi l’objet de la chronique Web is dead cet été dans la matinale de Nova…
Avec ce vote mettant fin au principe de neutralité du net aux États-Unis, nous vivons une attaque majeure contre l’internet libre. La neutralité du net doit rester un objectif à atteindre, doit rester un idéal. Et l’Europe a une carte à jouer en se faisant le promoteur d’un internet libre face aux régressions outre-Atlantique.
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