Vous n’en connaissez aucun ? C’est normal.
En mars dernier, on enfilait nos plus belles chaussures de rando et on rejoignait l’équipe de la Queer Week pour une « Randonnée dans le Paris queer » diffusée dans le Turfuroscope de Camille Diao.
Au coeur du quartier gay parisien, les lieux lesbiens et queers (qui sont souvent les mêmes) se font rares. Certains ont même fermé ces dernières années. La visite consiste à se rappeler leurs belles années devant le magasin de luxe ou le bar à bières qui les a remplacés. Ceux qui sont ouverts se comptent sur les doigts d’une main et se font discrets à côté des nombreux bars gays qui colorent les rues du Marais.
« Quartier gay »
Les drapeaux arc-en-ciel flottent sur certaines façades, les publicités pour des soirées gay sont glissées sous les essuies-glace de toutes les voitures du quartier. Mais le « gay » de « quartier gay » est surtout synonyme d’homosexualité masculine. Le microcosme du centre de Paris a tendance à invisibiliser les autres communautés : les lesbiennes, les trans, les personnes qui ne se définissent pas dans une binarité de genre… Et ce depuis plusieurs décennies.
Dans le Marais des années 1980, les lesbiennes souffrent, comme toutes les autres femmes, des inégalités. « De nombreuses études ont prouvé qu’elles ne sont pas simplement l’équivalent féminin des gays, explique Colin Giraud, sociologue et auteur du livre Quartiers Gays. En tant que femmes, leurs positions sociales, leur pouvoir économique et leurs ressources sont plus faibles que celles des hommes. »
Des salaires moindres, une confiance plus difficile à obtenir pour entreprendre, des difficultés pour devenir propriétaire… Alors que le développement de la culture gay dans le Marais des années 1980 et 90 pourrait être synonyme d’un véritable empowerment pour la communauté lesbienne, la « libération gaie » profite surtout aux hommes. Et c’est avant tout l’identité gay qui s’imprime et s’implante dans le Marais.
« La norme dominante des rues du Marais gay est celle d’une homosexualité masculine souvent peu encline à d’autres genres ou positionnements sexuels. »
« L’histoire du Marais comme quartier gay est une histoire largement masculine, explique Colin Giraud. Il y a eu des périodes où les bars de filles étaient un peu plus présents qu’aujourd’hui dans le quartier, mais ils ont disparu pour la plupart. La norme dominante des rues du Marais gay est celle d’une homosexualité masculine souvent peu encline à d’autres genres ou positionnements sexuels. »
Rien ne s’arrange dans les décennies suivantes, puisque la popularité croissante du quartier entraîne un phénomène de gentrification et les loyers grimpent en flèche. Dès lors, il est encore plus difficile d’acheter ou de louer un lieu dans cet arrondissement central. Ces dernières années, les Galliano et autres Chanel ont pris d’assaut les locaux devenus boutiques de ce quartier ultra-touristique. Triste exemple, la Maison de la presse de la rue des Archives, spécialisée dans la culture LGBT, premier point de vente historique du magazine Têtu, a été supplantée en 2014 par une énième boutique The Kooples.
La Mutinerie : bar lesbien, queer et anticapitaliste
Les lieux lesbiens et queer de la capitale se comptent sur les doigts d’une main. Dans le troisième arrondissement, rue Saint-Martin, il y a La Mutinerie. Elle est ouverte à toutes et tous. Dans le Turfuroscope, on donnait la Parole à Ju et Claire, qui font partie de ce bar auto-géré. La démarche de la Mutinerie est inclusive, féministe, et anti-capitaliste. Ju, nous raconte comment il a racheté les locaux, ayant appris que l’Unity Bar qui s’y trouvait, l’un des rares bars lesbiens de Paris, allait être remplacé par un Starbucks.
« Il y a si peu de bars lesbiens et tellement de Starbucks, c’était trop triste. Un soir j’avais un peu bu et j’ai dit : ‘J’achète !’ »
À la Mutinerie, la démarche est clairement politique. Non seulement parce qu’elle lutte contre une uniformisation du quartier et sa colonisation par des enseignes de luxe ou de restauration, mais aussi parce qu’elle s’astreint à une démarche « féministe révolutionnaire et anticapitaliste ». La politique est revendiquée, jusque dans son fonctionnement. « Ici, toutes les décisions sont prises par vote et toutes les personnes qui travaillent ont des parts sur le lieu qui correspondent à leur temps de travail, explique Ju. Toutes les personnes qui travaillent ici sont queer, ce qui nous permet de donner du travail à des gens qui ne sont pas forcément favorisés sur le marché de l’emploi. »
« Ici, toutes les décisions sont prises par vote et toutes les personnes qui travaillent ont des parts sur le lieu qui correspondent à leur temps de travail »
Les recettes, elles sont redistribuées, d’où le qualificatif « anti-capitaliste », pour garantir de bons salaires à chacun, pour soutenir des associations, et, comme l’explique Claire, « pour faire en sorte que l’argent de la communauté reste dans la communauté. À la différence de la plupart des bars gays qui sont tenus par des personnes hétérosexuelles, qui ont vu le potentiel financier de l’entreprise. »
La nécessité des « safe spaces »
Ces espaces de rencontre queer, trans, lesbiens sont indispensables pour le bien-être d’une communauté qui connait l’homophobie, la transphobie et le rejet au quotidien. Sur le chemin de la randonnée organisée par la Queer Week, c’est ce que nous racontait Julie, qui est transgenre. « C’est un espace qui préserve ma sécurité, dit-elle. S’il n’y avait pas la Mutinerie, je ne sais pas où je sortirais. » Ces « safe spaces » sont indispensables, car ils garantissent un lieu d’acceptation, de ressourcement, de bien-être et de rencontre aux personnes transgenre, notamment, pour qui l’isolement est un fléau. Après une vague de fermeture de bars lesbiens en 2012, La Mutinerie représente une nouvelle phase, le développement d’une nouvelle manière de consolider la communauté par des lieux de rencontre et d’ouverture.
« Ces lieux tentent de dépasser le seul paradigme de l’homme blanc, de classe supérieure, jeune et fringant, pour faire une place aux autres minorités sexuelles »
« Ces lieux misent sur une diversité plus grande, explique Colin Giraud. Ils tentent de dépasser le seul paradigme de l’homme blanc, de classe supérieure, jeune et fringant, pour faire une place aux autres fractions des minorités sexuelles. Ce phénomène s’observe ailleurs dans le monde, à Montréal, à New York ou à San Francisco, à travers des lieux alternatifs au cœur gay historique de ces villes-là. » L’occasion pour ces communautés minorisées de reprendre leurs droits sur l’espace public, et d’obtenir sécurité, et visibilité. « Les gens vont peut-être penser que ça fait ghetto », nous disait Julie. Mais la convivialité, la joie de vivre et l’inclusivité d’un bar comme La Mutinerie est bien moins un ghetto qu’une communauté, ce qui, malgré les idées reçues, n’est pas un gros mot.
Visuels : Paris, Le Monocle, 1932