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« Le journaliste n’existe plus ». Voilà le mantra qui tourne en boucle dans la tête de David Dufresne. Ce journaliste, écrivain et réalisateur a eu le temps de prendre du recul sur son premier amour. Lui qui a été, entre autres, rédacteur en chef d’iTélé et journaliste à Libération pendant près de dix ans n’y croit plus. En tous cas plus au journalisme dans sa forme la plus répandue, pré-mâchée, livrée en kit par les agences de presse et les communicants politiques, saupoudrée d’éditorialisme politique – qui ne se « confronte jamais au terrain » au risque de « polluer son esprit » (dixit Christophe Barbier).
Depuis dix ans, David Dufresne se penche sur les nouvelles formes d’écriture et explore le journalisme narratif et interactif. De ses expérimentations de funambule, en équilibre entre journalisme et fiction, sont nés, entres autres, deux web-documentaires : Prison Valley et Fort McMoney. Mi-jeu, mi-docu,ils plongeaient leur joueur-spectateur dans l’industrie carcérale américaine pour le premier, et dans une ville pétrolière canadienne pour le second.
Expatrié au Canada, David Dufresne n’a pas pour autant oublié sa France natale et y revient avec son dernier-né, un jeu mobile dont Nova est la très fière partenaire : L’Infiltré. Cette fois-ci c’est au sein du Front national que se faufile un agent de la DGSI, grâce à une taupe qui lui détaille les moindres faits et gestes de la présidente et de son équipe.
Politique fiction 2.0
Comme dans ses réalisations précédentes, David Dufresne emprunte aux jeux video, mais aussi au bon vieux scénario du « livre dont vous êtes le héros », puisqu’à chaque message de L’Inflitré, on choisit sur quelle piste la DGSI veut lancer son agent.
Les faits sont réels et basés sur l’actualité du FN. Ce qui n’empêche pas que la fiction entre parfois en jeu pour rendre la mission la plus réaliste possible. On devient un Big Brother aveugle du Front national, alors qu’on avance dans le noir, en tenant la main d’un agent aussi trouble que double, dans les entrailles de l’extrême-droite.
Car au fond, la motivation principale de David Dufresne, c’est « de mettre le Front national dans la poche de chacun ». À chaque notification de Raphaël Tolissac, l’asset de la DGSI, c’est « une piqûre de rappel, plaisante ou non selon les opinions politiques, que le Front national est toujours là ». Au-delà de la fiction et de la mise en scène, ce que cherche le créateur, c’est à garder en lien direct, pendant les trois semaines qui précèdent la présidentielle, les votants avec le Front. En temps réel, on est donc tenu au courant de toute l’actualité du Front National, meetings, déclarations et autres incendies. « Il faut réinventer la transmission d’information, nous explique-t-il. Permettre de mieux comprendre la réalité. »
En le faisant par le biais d’un jeu vidéo, David Dufresne marche très consciemment sur les plates-bandes numériques du FN, pionnier de la mobilisation virtuelle depuis qu’il a été le premier parti de France (cette fois-ci on lui accorde) à créer son site internet en 1996. Insignifiant à l’époque, le FN a flairé beaucoup plus rapidement que les autres les possibilités infinies et le porte-voix démultiplié que pouvaient représenter les internets. Il ne s’est pas trompé. David Dufresne non plus, puisqu’il rédigeait déjà en 1997 le Manifeste du web indépendant. En fait, L’Infiltré, c’est un peu la bataille des titans.
Fiction vs. fachosphère
C’est justement par la fachosphère qu’est venue à David Dufresne l’idée de L’Infiltré. Allez comprendre, mais un beau jour d’été 2016, il décide d’aller faire une petite promenade sur Fdesouche avec un détour par la Taverne des patriotes. « J’y ai découvert une littérature à la fois haineuse, méchante, et avec une profusion folle. Tout en émettant, pour certains, une réelle souffrance, de l’incompréhension du monde dans lequel on vit. »
Face à ce gouffre immense qui sépare la plupart des propos médiatiques et politiques d’une France raciste, islamophobe, antisémite, misogyne et on en passe, qui s’exprime sous pseudo sur internet, Dufresne dit avoir préféré « la réponse à la riposte. On n’a pas fait gaffe il y a vingt ans aux arrières-salles de certains cafés. Aujourd’hui, on ne fait pas attention à cette parole qui est totalement libérée. » L’Infiltré est pour lui « une manière de raconter de ce que les gens disent dans ces espaces de parole », et peut-être de déconstruire certains propos. « Par exemple, un jour j’ai lu sur un forum : ‘Être punk, c’est être patriote’. Ça typiquement, c’est le genre de non-sens et de récupération culturelle dans lequel se spécialise le Front national. J’en ai parlé dans L’Infiltré. Parce que ça vaut le coup d’être réfléchi. »
Dialoguer par le biais de la fiction sur la situation de l’extrême-droite en France est aussi ce qui a motivé François Durpaire, historien et écrivain, qui a scénarisé la bande dessinée La Présidente. Co-réalisée avec Farid Boudjellal, elle explore en trois tomes l’ascension du FN au pouvoir sur le mode de la science-fiction. Après l’élection de 2017, donc, les Musulmans sont traqués par des puces dans leurs téléphones, le pays s’embrase et l’économie s’effondre.
« L’idée d’écrire La Présidente m’est venue comme une résistance à ce que j’entendais autour de moi d’analyse sur le Front national. On le voyait monter à toutes les élections mais tout le monde continuait de dire qu’il ne serait jamais au pouvoir », nous raconte François Durpaire.
Contre le plafond de verre préféré des éditorialistes politiques – celui qui n’a arrêté ni le Brexit ni Donald Trump – l’historien a misé sur la fiction. Ou plutôt la « science-fiction civique » comme il l’appelle. Un récit d’anticipation qui offre à voir une France détruite dans ses valeurs républicaines.
Le résultat peut paraître caricatural, mais se base sur le programme du Front national et l’avis d’économistes, sociologues et journalistes. « Finalement, Marine Le Pen, comme tout autre candidat, fait de la science-fiction. Nous sommes allés jusqu’au bout de la réflexion, en se demandant par exemple : si on expulse tous les immigrés de France, ça fait quoi ? Et les lecteurs parfois, nous contredisent et nous dessinent un autre avenir. »
Réinventer le journalisme (et le dialogue)
C’est aussi, pour François Durpraire, ce qui fait le succès de sa BD : le débat. « Je reçois beaucoup de mails, notamment de partisans du Front national. Le premier est souvent fait d’insultes, j’y réponds quand je peux. Le second est alors plus apaisé. » Et l’auteur de raconter les doutes et critiques de ses lecteurs frontistes qui se prennent au jeu de la construction d’une France sous Marine Le Pen. « Parfois on me dit : ‘Ce que vous dites là, c’est complètement invraisemblable. Par contre, page 54, pourquoi pas…’»
Comme David Dufresne, l’historien utilise la fiction pour pallier ce que le journalisme ne semble pas réussir à faire : dialoguer avec, et comprendre, les électeurs du FN.
Plus largement, la fiction vient décortiquer un monde politique qui tend de manière de plus en plus décomplexée vers une autre réalité. Les « faits alternatifs » de l’administration Trump en sont plus le symptôme que la cause. François Durpaire et David Dufresne, d’une seule voix s’accordent à dire que depuis longtemps, le monde politique a perdu pieds dans la réalité.
« On nous vend un film », nous disait François Durpaire en parlant des programmes. « Tout est scénarisé, renchérit David Dufresne. Marine Le Pen qui refuse la matinale de France Inter pour économiser son temps de parole, c’est une véritable mise en scène. »
La faute aux journalistes ? En partie, pour David Dufresne, mais pas que. La faute aussi à la communication qui a dévoré le discours politique et le laisse souvent vide de sens. Le culte du buzz et de la petite phrase ont annihilé un dialogue déjà difficile entre élus et électeurs.
Pour Arnaud Viviant, rédacteur en chef de la revue politique Charles, « la littérature, elle, peut montrer à quel point quelque chose est en train de déraper dans le système politique français ».
Le chef de cette revue trimestrielle a demandé entre 2015 et 2016 a plusieurs auteurs d’imaginer l’élection présidentielle de 2017. Certains, comme Marie Despleschin, ont imaginé que tous les candidats mouraient dans des catastrophes naturelles. « Purement symbolique, pour parler d’écologie, analyse Arnaud Viviant, mais ça rejoint ce qu’on identifie aujourd’hui comme du ‘dégagisme’. »
La littérature et la fiction seraient-elles les meilleurs costumes à enfiler pour parler de politique ? « Je crois au pouvoir de l’imagination. La littérature offre une capacité critique que n’offre pas le journalisme classique car la censure et le rapport au réel sont moindres. Il y a une forme de liberté absolue, une capacité à faire de la politique autrement. » En tout cas, écrire des romans au lieu de faire de la politique pourrait être une bonne idée à soumettre à Marine Le Pen avant la semaine prochaine.
Visuel : (c) La Présidente