Mais pourquoi diable faut il soutenir les disquaires et libraires indépendants ?
Par exemple, et entre autres, parce qu’ils ne sont pas les esclaves de la nouveauté, des accros au « C’est génial, ça vient de sortir ! ».
Avant de mettre en avant un disque ou un livre, ils l’ont en général écouté, comparé et choisi au milieu d’un paquet d’autres et forcément, ça prend du temps.
C’est un peu comme votre caviste : Iriez vous chez lui s’il n’avait pas gouté les vins qu’il vous recommande ?
Aujourd’hui, je vous emmène chez l’atypique :
« Philippe, Disquaire pour Dames »
installé dans le Lieu Unique à Nantes.
Chez lui, pas la peine de chercher le dernier opus du dernier groupe à la mode qui n’a que des consonnes dans son nom, il ne l’a pas. Il est même probable qu’il n’en aie pas encore entendu parler.
Son truc, à Philippe, c’est l’occasion, stylée, exigeante et de bon goût.
Il n’a pas toujours été chineur pro, il fut d’abord graphiste à Poitiers, où il se fournissait chez Lionel de Transat (évoqué ici même, il y a quelques jours) avec qui il passera un paquet de plombes à parler musique.
Et puis, il débarque à La Rochelle au tournant des années 2000 et là, c’est la loose : Comme beaucoup de villes moyennes en France, La Rochelle n’a plus un seul magasin de disques en activité. Il y a juste un gars qui déballe chaque semaine sur le Port mais qui manque cruellement de pointures soniques pimentées.
C’est alors que David Fourrier, le boss de La Sirène, la fameuse salle de concerts de l’agglo rochelaise lui propose de s’installer dans les murs. Un disquaire dans une salle de concert ? Surprenant, mais ça n’est pas une première dans la région puisque David Fourrier avait déjà tenté l’expérience lorsqu’il s’occupait de La Nef d’Angoulême avec le regretté Laurent, décédé depuis.
Pendant plusieurs années, Philippe ouvre donc son bouclard, chaque soir de concert. On y trouvait un bon mix d’albums essentiels de l’histoire du rock, de la world, du classique, du jazz barré, pas mal de pressages rares, toutes les dernières sorties de la scène locale et déjà quelques livres et bédés sentant bon le souffre et la contre culture. Bref, c’était un peu « L’île de la Tentation » dans ce cagibi…
Seulement voilà, La Sirène étant un peu excentrée par rapport au centre ville de La Rochelle, on ne s’y bouscule pas en journée et l’activité des soirs de concerts ne suffisant pas à nourrir son homme, Philippe baisse le rideau et part s’installer au sein du Lieu Unique en 2014.
Le Lieu Unique qui s’avère plus adapté puisque pensé dès le départ par son créateur Jean Blaise comme un lieu de vie ouvert toute la journée avec bar, restaurant, hammam, boutique, espace d’expo autour de la salle de concert.
Le principe reste le même : sélection d’occasions ouverte à tous les styles, le seul critère étant de piquer la curiosité, pour les disques comme pour les livres qui ne se limitent pas à la littérature, Philippe proposant également des ouvrages de poésie, de sciences humaines et bien sur, quelques bizarreries inclassables.
Mais, comment fait il, me direz vous, pour s’y reconnaitre au milieu de tout ça alors qu’il n’a fait ni Lettres Sup’ ni master en Musicologie ?
« C’est la passion, la passion et la curiosité. J’ai toujours beaucoup lu, beaucoup écouté et mon métier, c’est merveilleux, me permet de continuer à faire les deux. En outre, j’ai la chance d’être capable de lire et écouter en même temps et puis, il, y a l’échange avec les clients, toujours essentiel« .
A l’heure actuelle, Tonton Castex venant de reconduire hier, les mesures jusqu’à début décembre, Le Lieu Unique demeure fermé au public mais vous pouvez néanmoins mettre Philippe à contribution via sa page Facebook.
Donnez lui quelques pistes et il vous proposera un choix d’envois adapté à vos désirs les plus fous…
En attendant, voici, au débotté, ces cinq coups de coeur du moment :
– Thomas Tilly : « Le Cébron / Statics and Sowers » (Aussenraum 2014).
C’est un gars que j’ai connu quand il était étudiant à Poitiers et que je suis depuis. Il évolue dans le domaine du field recording, l’enregistrement in situ, c’est de l’expérimental, presque de la non musique, disons de la poésie sonore. Il n’applique pas d’effets spéciaux, juste parfois, il joue sur la vitesse de défilement de la bande et puis il superpose les extraits. Il a le don, en fait, de te faire percevoir des fréquences que tu ne remarquerais pas en temps normal et de te faire rentrer dans des univers sonores complètement barjots. De lui, je vous recommande « Le Cébron / Statics and Sowers » (Aussenraum 2014), 2 longs morceaux crées à base d’enregistrements effectués pour l’un sur un lac gelé, pour l’autre à l’intérieur d’une ruche.
– Chicaloyoh : « Les Sept Salons », Shelter Press 2014.
Chicaloyoh, c’est une normande qui vit à Nantes depuis 7/8 ans. C’est assez indéfinissable, de la chanson expérimentale très onirique avec une grosse dimension d’improvisation en live. Elle a une voix de « gueularde » dans le bon sens du terme, quelque part entre Nico et Catherine Ribeiro et au final ça oscille entre le drone et le progressif. J’aime beaucoup « Les Septs Salons« , mais, tout comme Thomas Tilly, toute sa discographie est intéressante.
– Mama Bea Tekielski : « La Folle » (Isadora , 1977).
Mama Béa, La Folle, justement un album que j’ai conseillé a Chicoloyoh, une espèce de prog’ post-soixante huitarde complètement explosée… Là aussi, une vraie gueularde. Aujourd’hui encore, ça reste un ovni pour moi. C’est de la poésie jouée, c’est même plus du chant, ça gueule… C’est une expérience à part entière, cet album…
Dans le même registre « Post Baba » « France Inclassable », je ne peux que vous recommander de jeter une oreille sur les deux albums du Théâtre du Chêne Noir d’Avignon, hyper chiants à trouver de nos jours…. Il me semble qu’il y a une réédition bootleg qui circule cependant. C’était une troupe de théâtre, de bons zikos, avec quelques orteils dans le jazz, mais un jazz bien tordu… Mais ça aussi, ça vaut le détour..
Et quand je pense à ça, ça n’est pas le même registre mais j’ai une pensée pour Léo Ferré et son album « La Solitude » de 1971. Et tout spécialement pour « Les Pop », le texte est génial et le groupe ZOO qui l’accompagne se lâche sur un rock groovy funky au tempo sur-cocaïné, assez bluffant. Julien Gasc en a fait une reprise d’ailleurs…
Ah mon dieu ! je me rends compte que cette sélection est hyper scotchée sur les années 70, mais bon, c’est l’humeur du jour alors je vous en suggère encore un ou deux, vite fait :
Tous les albums solo de Peter Hammill, le guitariste de Van Der Graaf Generator, je l’ai redécouvert petit à petit, au gré du chinage. Tout est bon et je trouve ça mieux que ce qu’il a fait avec Van Der Graaf.
Et puis, pour la route, quand même, le « No Pussy Footing » (Island 1973), de Robert Fripp et Brian Eno, que je ne commente pas car c’est un tel chef d’oeuvre que je dirais forcément une connerie à un moment ou un autre….
Et enfin, un bonus qui va vous intéresser… Une spécificité nantaise : Radio Mulot (ou France Museau). Une station mystérieuse qui émet en permanence des sons aussi inclassables que séduisants. Je ne peux pas en dire plus, il en va de leur sécurité…
Ah oui, j’oubliais, le p’tit cadeau… Pour vous remercier d’avoir écouté jusqu’au bout Philippe Disquaire pour Dames, je vous offre l’album de Thomas Tilly dont je parlais plus haut…. (à retrouver sur Nova Aime).