Ah ! Les disquaires indé ! Que ferait-on sans elles, sans eux ? Passerions-nous sans rechigner sous les fourches caudines des algorithmes ? Est-ce qu’on écouterait, sans en avoir grand-chose à cirer, des compils piochées dans les rayonnages d’un supermarché, qu’il s’appelle Carrefour ou Spotify ? Obéirait-on, avec l’oeil de Chimène et le petit doigt sur la couture du portemonnaie, aux stratégies marketing d’Universal & co. ?
Bon, OK, je force sans doute le trait, mais force est d’admettre que notre amour des musiques indés, aventureuses, audacieuses, doit une fière chandelle aux disquaires, leurs présentoirs et leurs bacs à compulser pendant des heures. Coup de chapeau, donc, à nos héro.ïne.s du vinyle, colonnes vertébrales de nos collections et de nos passions musicales.
Depuis 1996, Total Heaven est, à deux pas de la Place de la Victoire (et du regretté Void), l’incontournable adresse des mélomanes bordelais.es en quête de microsillons. Et pas seulement bordelais.es d’ailleurs. Voyez le récent rédac-chef d’un jour des Inrocks, le dessinateur Luz : « Pourquoi aller ailleurs quand le paradis est à côté de chez soi ? » Le « paradisque » même, comme on le dit parfois ici, un sourire aux lèvres.
Traversez la façade bleue, récemment rafraichie par le duo d’illustrateurs Royal Béton, et vous trouverez, derrière le comptoir, les deux propriétaires du lieu, également batteurs à leurs heures loin d’être perdues : Martial Solis, à l’enthousiasme inaltérable (surtout si vous lui parlez de Ween ou de Prince !) et l’imposant Xavier « Babouche » Randrianasolo.
Total Heaven, c’est une boutique « à l’ancienne », de celles qui font tout le brillant de l’image d’Épinal – sinon du cliché – à la High Fidelity ou Vernon Subutex. Une enseigne généraliste, avec un peu de CD, du pointu, du mainstream, mais surtout une quantité conséquente de vinyles allant du garage-rock à la disco africaine en passant par les rééditions 70s, l’électro, le hip-hop, les sorties des Potagers Natures, les occasions post-punk et les dernières publications indie-pop toutes chaudes.
Un attirail de ronds de cire à ne plus savoir où donner de la tête (surtout si on ajoute les zines, les T-shirts et autres affiches) que Total Heaven peuple régulièrement, de surcroît, de petites expos et de showcases pour une flopée de petits groupes du coin – mais avec aussi quelques jolis blases inventoriés, de Lispector à TH da Freak en passant par François Marry, Marietta ou Juan Wauters.
Toutes ces présentations faites, il est temps de tendre l’oreille, d’épousseter ses cochlées pour découvrir la sagace sélection, en cinq disques, du camarade Martial.
- John Cale & Lou Reed – Songs for Drella (Sire, 1990, réédition 2020)
Martial Solis : « Commandé en 1990 par l’Académie de Musique et des Arts St. Anne de Brooklyn, ces merveilleuses chansons, écrites en l’honneur d’Andy Warhol, marquent les retrouvailles simples, évidentes et pleines d’amour, des deux piliers du Velvet, d’ordinaire dans un mood bien plus bougon. Trente ans plus tard, le vinyle a fait sa réapparition cet automne, dans une luxueuse version limitée. L’occasion de se pencher à nouveau sur cet évident petit bijou d’amitié bien réelle. »
- The BellRays – Let It Blast (Purple Zone Records, 1998, réédition 2020)
Martial Solis : « C’est à la demande des époux Kekaula et Vennum qu’un label de Saint-Brieuc a eu l’honneur de ressortir cette année un vrai monument soul-punk du rock US. En 1998, Let It Blast fait l’effet d’une bombe. Certains voient, dans le rhythm’n’blues survitaminé du couple de Riverside, le parfait croisement de la Tina Turner des débuts et du MC5. Ils sont dans le vrai. Vingt-deux ans plus tard, Lisa et Robert ont retouché les masters, donnant à l’ensemble un son encore plus cru et authentique. Il est grand temps de (re)découvrir ce brûlot, blues et punk à la fois. »
- Marumo – Modiehi (Mister Bongo, 1982, réédition 2020)
Martial Solis : « Merci Mister Bongo. La mise en lumière de cette perle disco-funk en provenance d’Afrique du Sud est une réelle aubaine. Découverts en 2015 sur le quatrième et ultime volume des compilations Next Stop Soweto, Marumo est le groupe d’un seul album, Modiehi, paru à l’origine en 1982. Mais quel disque ! Enjoué, tendre et chaleureux, il est pour tout dire infiniment aimable et, surtout par les temps qui courent, il devrait être reconnu comme étant de salubrité publique. »
- Public Practice – Gentle Grip (Wharf Cat Records, 2020)
Martial Solis : « Brooklyn encore. Deux ans après leur création, les deux filles et deux garçons de Public Practice proposent un premier album non seulement très réussi, mais qui va également bien au-delà des figures imposées du revival post-punk. Sur Gentle Grip, on croise des parfums Talking Heads, des odeurs ESG, Kleenex, mais aussi des effluves Bodega, Le Tigre, voire Siouxsie, ou même B-52’s… La pop, la new-wave, le moderne et le référencé : tout se mélange et se télescope pour bâtir un grand disque. Car il ne tardera pas à devenir, à son tour, un classique. »
- Real Estate – The Main Things (Domino, 2020)
Martial Solis : « Sorti en février de cette année, The Main Things n’a pas eu le retentissement des précédentes publications des Américains. C’est que leur pop suave, influencée par Teenage Fanclub, prenait ici un virage west coast, très produit et presque variété, avec des incursions chez Hall & Oates. Mais, avec le recul, la magie agit toujours et encore. Lorsqu’il a fallu sélectionner un vinyle à offrir aux auditeurs de Nova, c’est bien celui de Real Estate qui nous est apparu ; un disque pop et contemporain, désormais plus proche de Chicano Batman, Steely Dan ou des derniers Mac DeMarco. Enjoy ! »
Comme indiqué, c’est donc cette galette, le The Main Thing de Real Estate, qui sera l’objet de toutes les convoitises pour ce Nova Aime. Ça se passe juste ci-dessous, dans le formulaire idoine. Et pour la suite, on vous fait suivre une ultime reco, signée Rubin Steiner : « Hope to see you at Total Heaven ».
Total Heaven, 6 rue de Candale, à Bordeaux. 05 56 31 31 03.