La Chine est un eldorado pour les nouveaux riches. Et un enfer pour les nouveaux pauvres.
Alain Peyrefitte l’avait prédit avec son bouquin de 1973 : Quand la Chine s’éveillera, le monde sera bousculé. A l’époque, il n’était question que de révolution culturelle, elle est devenue industrielle. Et donc forcément une histoire de lutte des classes.
Aujourd’hui, 6% des personnes dont la fortune dépasse les 50 millions de $ seraient chinois. Ca ne veut pas dire que les choses vont bien pour autant dans le pays : plus ou moins un million de diplômés locaux ne trouveraient pas de boulot qualifié, et acceptent des jobs sous payés, vivent dans des taudis. Dans l’attente de dégotter un boulot plus en phase avec leurs études, ils survivent.
Le phénomène est devenu si récurrent dans certaines grosses villes chinoises, qu’un universitaire, Lian Si s’est penché sur ce sujet et a baptisé cette nouvelle frange sociale, la tribu des fourmis. Une grouillante main d’oeuvre très bon marché corvéable à merci
Le premier film de Yang Huilong pose une loupe sur trois spécimens, un vendeur en assurance, une couturière et son petit ami sans boulot. Ils vivent à Tang Jialing, dans la banlieue de Beijing. L’endroit est connu pour être la plus importante des « fourmilières ».
Mondialisation oblige, La tribu des fourmis affirme qu’aujourd’hui la quête d’un rêve chinois est en train de rattraper celle du fameux rêve américain. Surtout quand le pays ne croit plus beaucoup en Mao mais bien plus en Jack Ma, le patron d’Alibaba, mogul du Net, qui détient les équivalents chinois de Google, E-bay ou Paypal. Celui qui a affolé Wall Street au printemps 2014 avec une phénoménale introduction en bourse (pas loin de 140 millions de $) apparaît dans le film, sous forme d’affiche, comme un modèle spirituel, un objectif sacré.
Sauf qu’avant de se préoccuper de gagner leur premier million, Wang, Ran Ran et Jie, doivent se soucier de payer leur loyer aux marchands de sommeil. D’autant plus quand le gouvernement commence à voir cette tribu de fourmis comme une entrave à son image de réussite économique, et lance un plan pour expulser tout Tang Jialing. Un parc d’immeubles tous neuf, et accessible aux nouveaux riches, ferait tellement plus joli que ce quasi-bidonville…
La Tribu des fourmis peut être perçu comme une version urbaine de Still Life, l’immense film de Jia Zhang Ke, ou l’emprise du néo-capitalisme poussait l’état à construire l’immense barrage des trois gorges, quitte à noyer les villages environnant et délocaliser les autochtones, priés d’aller voir ailleurs.
Huilong en fait une mise à jour flippante quand son trio de quart-mondistes malgré eux, se rend peu à peu compte de l’impasse dans laquelle ils sont. Que les annonces par haut-parleurs de la prochaine destruction de leur logis seront très bientôt une réalité. Quelque chose ne semble pas pour autant changer : ces négociations perpétuelles, avec une hiérarchie ou les proprios, revenus quasiment à des moeurs de suzerain exploitant leurs serfs. Le monde de La tribu des fourmis à beau être contemporain, il est retourné à des traditions quasi médiévales…
Huilong n’est pas pour autant une resucée chinoise des frères Dardenne. Si son film partage le même gout d’observation pour les petites mains qui s’efforcent malgré tout de conserver leur dignité, sa mise en scène s’imprègne d’un même naturalisme documentaire – sans doute parce que le réalisateur a lui même fait partie de ces fourmilières humaines- il y a quelque de plus frontal dans La tribu des fourmis que le réalisme dans Rosetta. Que ce soit dans cette esthétique colorée, ou dans l’idéalisme autour des rêves de lendemains meilleurs qui ne lâche pas cette génération de jeunes chinois.
Comme si malgré tout, il fallait ne pas lâcher l’espoir. Comme si les envols poétiques de La tribu des fourmis se voulaient planche d’appel pour ces trois-là, pour les propulser loin de la spirale de l’échec professionnel qui leur est promise.
Et leur faire comprendre que la quête d’un portefeuille bourré à craquer de yuans passe par un lourd prix humain à payer.
En salles depuis le 6 mai