Le portrait de Néo Géo, par Liz Gomis
Dans Néo Géo, Liz Gomis fait le portrait de Ladj Ly, acteur, réalisateur et producteur qui porte la voix des banlieues depuis 1996.
Ladj Ly c’était déjà au début des années 2000, la nouvelle génération du cinéma français. Avec ses potes de Kourtrajmé, ce gang d’artistes décomplexés, parigo-banlieusards et férus d’image, ils sont des purs produits façonnés par le tsunami socio-cinématographique de Mathieu Kassovitz, « La Haine ».
En 1995, ce film coup de poing fait bouger les lignes du 7ème art et signifie pour le collectif que tout est désormais possible. Ladj et ses collègues deviennent la génération de vidéastes heureuse de détricoter les codes du ciné académique, sans s’excuser.
De cette bande qui compte plus d’une centaine de membres, Ladj fait partie du noyau dur. Après une dizaine d’années à réaliser des pastilles vidéos, des making-of et des clips plus barrés les uns que les autres, la colonne vertébrale de Kourtrajmé se consolide. C’est Kim Chapiron, membre fondateur du groupe, qui ouvre le bal avec un 1er long métrage, Sheitan, dans lequel Ladj Ly sera comédien notamment aux côtés de Vincent Cassel.
Ladj le touche-à-tout est néanmoins plus à l’aise derrière la caméra. Un MiniDV qu’il trimballe toujours avec lui parce qu’il a des histoires à raconter et des choses à montrer. C’est à domicile, le quartier des bosquets de Montfermeil, son quartier, qu’il débute son véritable parcours de vidéaste et de témoin d’une génération.
2005, marque un tournant dans la vie de Ladj et de nombreux franciliens. La banlieue se soulève après la tragédie Zyed et Bouna, deux adolescents, innocents, morts alors qu’ils tentaient d’échapper à la police. C’est sous les fenêtres de Ladj Ly que la révolte démarre. La police parle d’émeutes. Le gouvernement Chirac, sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, décrète l’état d’urgence. Les médias relaient l’info à coups de gros titres et d’images sensationnelles. Pour Ladj, cette vérité médiatique qui ne reflète aucunement son quotidien ne peut pas l’emporter sur la réalité du terrain.
Et comme il l’a toujours fait, il s’empare de sa caméra, son arme préférée pour « karchériser » clichés et idées reçues.
Et comme il l’a toujours fait, il s’empare de sa caméra, son arme préférée pour « karchériser » clichés et idées reçues. Il tourne, documente, s’entretient avec les habitants du quartier, ses voisins, ses amis, pendant et après les dites « émeutes ». Des centaines d’heures de rushes qui donnent son premier documentaire 365 jours à Clichy Montfermeil, un document rare sur la banlieue, une immersion que jalousent les JT.
Ladj devient, malgré lui, la voix des banlieues. Il excelle à raconter son environnement immédiat à la manière d’un ethnologue, qui pour une fois n’observe pas ses sujets « comme de petits insectes », pour reprendre le réalisateur Ousmane Sembène, car il fait lui-même partie du sujet.
Pendant une dizaine d’années, Ladj gardera cette casquette de veilleur tout en essayant d’apporter une autre vision de ces quartiers. Entre ses projets photographiques et artistiques avec son ami photographe JR, son voyage en 2014 au Nord Mali avec son frère de caméra Samir Belktibia – un périple qui donnera naissance à 365 jour au Mali en écho à son 1er documentaire – ou encore A voix Haute co-réalisé avec Stéphane de Freitas, nommé aux César 2018.
Ladj Ly ne tombe jamais dans la facilité. Ce qu’il aime par-dessus, tout ce sont les récits complexes qui méritent qu’on fasse un pas de côté pour les appréhender.
Comme cette soirée bien réelle du 14 octobre 2008, où il est témoin caméra à la main d’une bavure policière dans un immeuble de la rue Picasso de Montfermeil, alors que les policiers interpellent puis rouent de coups un jeune du quartier. Du point de vue policier aucune bavure à déclarer, dans les rushes de Ladj, de quoi lancer une enquête à l’IGPN, la police des polices. Un fait divers qui le pousse à écrire un court-métrage intitulé Les Misérables, primé au Festival du Court de Clermont en 2017. Ladj a cette fois retourné sa caméra pour se placer du point de vue d’une équipe de la BAC (Brigade Anti criminalité). C’est la chronique d’une violence devenue ordinaire sur des territoires comme le 93. Son film prend en considération la psychologie d’une brigade pour éviter le piège manichéen qui consiste à désigner un bourreau et une victime. Ça c’est du Ladj Ly: maîtriser le décadrage pour mieux capter le présent. Et le présent, c’est cet incubateur/école de cinéma au sein des Ateliers Médicis installé à Clichy-sous-Bois pour laquelle il devient mentor, prof non-académique qui maîtrise aujourd’hui tous les codes.
La preuve en est, ses Misérables sont devenus un long métrage et ils partageront la scène avec les plus grands noms du cinéma mondial en sélection officielle du festival de Cannes cette année. L’occasion de porter un autre regard sur les banlieues et renouveler le paysage cinématographique français encore trop monochrome. Comme quoi, Ladj Ly a bien fait de ne jamais lâcher l’affaire.
Le Néo Géo du dimanche 12 mai, c’est en podcast.
Visuel © JR via Flickr, © Alexandre MARCHI/Gamma-Rapho