Blogueuse afroféministe depuis quatre ans sur MrsRoots.fr, Laura Nsafou sort À mains nues, un beau roman d’initiation et d’émancipation qu’elle veut inscrire dans une tradition afropéenne. Un article initialement publié sur Cheek Magazine.
Sur la table du café où nous nous retrouvons, Laura Nsafou a posé son roman, À main nues. Sur la couverture, on voit une femme noire de dos, se tenant les épaules, ses longues tresses ramenées sur la poitrine, dévoilant son dos. “Cette couverture, c’était un choix”, explique-t-elle. Elle savait qu’elle allait potentiellement s’aliéner une partie du lectorat français, habitué à penser aux personnages blancs comme les seuls dont les expériences peuvent être universelles. “En voyant la couverture, certains vont se dire que cette histoire ne les concerne pas”, regrette-t-elle. Elle sait aussi qu’à l’inverse, ceux qui la connaissent par le biais de son blog Mrs Roots vont s’attendre à un roman “plus afroféministe que l’afroféminisme”.
“C’est un message important pour moi de dire aux femmes noires: on a le droit d’être vulnérables.”
Ils découvriront bien vite que l’héroïne de son roman n’est pas une badass qui n’a peur de rien et qui enchaîne les uppercuts. Elle n’a pas l’enthousiasme communicatif de son auteure de 24 ans. Sybille est une jeune Suédoise qui souffre d’haptophobie, une condition souvent associée à l’agoraphobie qui lui donne une peur panique de toucher et d’être touchée. Son parcours, tout au long du roman, prend une forme d’initiation et d’émancipation. Elle découvre comment communiquer avec les autres, comment aimer et être aimée, comme s’épanouir dans sa sexualité et comment accepter son corps, ses forces comme ses limites. Comme son auteure, Sybille est noire. Laura Nsafou le rappelle par petites touches, quand son héroïne souffre de racisme ou se prend à réfléchir sur les teintes de son épiderme. “Si la neige elle-même faisait briller le marron de sa peau, écrit Laura Nsafou, pourquoi le regard des autres s’obstinait à l’obscurcir?” En lui évoquant ce passage, elle répond en souriant avec une image utilisée par Toni Morrison dans son dernier roman, Délivrances. L’auteure américaine comparait les cheveux de son héroïne à “un nuage de papillons noirs.” “C’est mieux que l’image des barbelés utilisée par Joyce Carol Oates dans Fille noire, fille blanche!”, conclut-elle.
Sybille est littéralement un personnage à fleur de peau. “Je voulais proposer une histoire inattendue, explique l’auteure. Elle ne répond à aucun code d’africaine francophone. Ce n’est pas une histoire d’esclave, de femme afro-américaine, d’africaine… Il s’agit du parcours d’une femme noire européenne qui a une certaine vulnérabilité.” Laura Nsafou revendique le droit d’avoir écrit un personnage à mille lieues de la femme invincible. “Les gens doivent comprendre que l’afroféminisme s’inscrit dans la vie de tous les jours, explique-t-elle. Si on se bat pour qu’il y ait une diversité de femmes noires avec leurs histoires et leurs parcours, on ne peut pas avoir que des héroïnes super fortes. C’est un message important pour moi de dire aux femmes noires: on a le droit d’être vulnérables.”
Son héroïne apprivoise son identité par la danse. Laura Nsafou, elle, s’est toujours définie par les mots. C’est en les couchant sur le papier qu’elle s’est fait une place. Les livres l’ont d’abord entourée dans le salon familial. Sur les étagères de ses parents, on trouvait notamment les romans de Toni Morrison. “Il y avait un impératif de transmission”, se souvient-elle. À 12 ans, elle publie par fragments sur son skyblog son roman de 300 pages, attendant patiemment les retours de ses lecteurs.
“Je me suis trouvée face à une littérature française qui ne m’inclut pas”
Elle ne lit pas beaucoup, mais elle écrit abondamment. Des études littéraires pour devenir éditrice la poussent à se plonger dans les classiques. Malgré son engouement pour Stefan Zweig, qui la fait pleurer, ou pour Les Liaisons dangereuses, elle dresse un constat: elle n’est nulle part dans les pages des classiques. “À l’époque, on ne parlait pas de littérature caribéenne, regrette-t-elle. Aimé Césaire n’était même pas au programme. Jusqu’à mes 20 ans, je ne me voyais pas dans les analyses littéraires. Je cherchais des romans qui parlent d’une jeune femme noire française en Europe qui ne trouve pas sa place, qui est invisible. Je me suis trouvée face à une littérature française qui ne m’inclut pas. J’ai fini par me voir dans la littérature étrangère, en lisant Tar Baby de Toni Morrison.”
Dans la foulée, elle se plonge dans la question de la littérature afropéenne (Ndlr: littérature européenne écrite par des afro-descendants). Après un an passé en Finlande dans le cadre de ses études, elle lance son blog en 2013 et se met à écrire sans relâche. Elle interviewe l’auteure Léonora Miano, dont elle a adoré le roman Blues pour Elise, l’histoire d’une bande de filles noires à Paris. La jeune Laura lui demande comment expliquer que la littérature afropéenne ne trouve toujours pas sa place sur les étagères des librairies. Miano lui répond: “c’est à nous d’en produire!” C’est ce précieux conseil qui lui reviendra quand une amie l’invitera à envoyer son manuscrit aux éditions Synapse. L’histoire de Sybille, écrite quatre ans auparavant, est exhumée.
“Quand je suis partie en Finlande, c’était la première fois que j’étais vue comme une française, sans qu’on me demande d’où je venais.”
À mains nues a été écrite d’une traite, en Finlande. “Quand je suis partie là-bas, c’était la première fois que j’étais vue comme une française, sans qu’on me demande d’où je venais, se souvient-elle. J’aimais l’idée de ne pas avoir à choisir sur mon identité. Je suis à moitié congolaise, ma mère est martiniquaise, je suis née en métropole, je suis une femme noire en France… D’un coup je n’avais pas à choisir entre tout cela.” Dans ce contexte apaisé, Sybille lui apparaît devant les yeux, avec son ami, le danseur allemand Matza. Elle commence à les faire danser sur fond de Tchaïkovski au cœur des rues paisibles de Stockholm.
Au moment de reprendre le manuscrit quatre ans plus tard avec son éditrice aux éditions Synapse, elle a écrit près de deux cent articles sur son blog, participé à des discussions et des ateliers sur l’afroféminisme et l’intersectionnalité… Elle s’amuse aujourd’hui de repenser à la manière dont son militantisme et ses idées l’ont poussée à revoir le roman. À 20 ans, elle avait écrit un baiser forcé comme un moment sensuel. Aujourd’hui, elle voit que les codes de la romance, imposés par des décennies de films, de séries et de romans, ont influencé ses mots. “Quand j’ai relu le roman, se souvient-elle, je me suis dit ‘mais merde, où est le consentement?‘” Alors elle le reprend, insiste sur les limites du personnages masculin, rajoute par touches des questionnements sur l’identité.
“En général, la sexualité est dictée par le regard masculin. C’était un acte de réappropriation formidable de parler du plaisir féminin.”
Il lui reste un dernier blocage à lever: le sexe. “J’ai réalisé que j’avais vraiment intégré l’idée de ne pas trop en dire, de laisser le sexe derrière la porte, suggéré. J’avais encore l’idée de la romance fleur bleue à la Jane Austen!” Avec l’aide de son éditrice, elle reprend les scènes de sexe jusqu’à ce que le plaisir du personnage féminin réussisse à transparaître. Et par son écriture à la fois imagée et poétique, elle fait tomber le dernier tabou. “Je voulais penser à sa découverte du sexe comme à un parcours, analyse-t-elle. En général, la sexualité est dictée par le regard masculin. C’était un acte de réappropriation formidable de parler du plaisir féminin. D’autant plus quand on parle d’une femme noire, il y a toujours un risque d’exotisation, d’animalisation. Dans certaines communautés afros, le sexe reste assez tabou. J’ai voulu casser tout cela.”
Dans sa postface, où elle explique très humblement où se situe son livre par rapport à son militantisme, elle raconte avoir écrit le roman qu’elle aurait voulu lire à 20 ans. Dans la même lignée, elle va bientôt sortir aux éditions Bilibok un livre qu’elle aurait voulu lire étant enfant sur les cheveux crépus. Un séjour au Sénégal lui a aussi inspiré une héroïne qu’elle promet cette fois très badass. On l’écouterait des heures parler de ses projets, du monde sclérosé de l’édition, de la nécessité d’inventer des supports pérennes pour faire entendre sa voix. Une voix qui, on l’espère, va résonner très longtemps.
Un article initialement publié sur Cheek Magazine.
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