Le DJ et producteur français était avec nous en direct du Sónar de Barcelone.
Au Soñar, le festival des musiques électroniques basé à Barcelone qui fêtait cette année ses vingt-cinq ans, Laurent Garnier, ancien DJ à l’Haçienda (sous le nom de DJ Pedro) ou au Rex Club, programmateur de Radio Nova, créateur du label F Communications (avec Éric Morand) en 1994, et l’un des premiers, en France, à avoir joué de la musique techno, est passé nous voir en plateau. Et puisque, à ses yeux, « la techno a toujours été d’une liberté totale », c’est avec une liberté pareille que l’on a pu discuter des évolutions d’une scène techno peut-être un peu trop focalisée sur un passé un peu lourd à porter, de son rapport au public et d’un habit d’historien des musiques électroniques qu’il ne semble pas franchement décidé à enfiler…
Sophie Marchand : Laurent Garnier, tu es un grand familier du Sonar. Mais hier c’était un peu spécial…C’était « Laurent plays Garnier ».
Laurent Garnier : Oh putain oui ! Sur le stress surtout, vu que je n’aime pas jouer mes disques. Deux heures de set de moi-même, c’était un peu zar-bi. L’idée c’était de jouer mes disques et de jouer les remix que j’ai fait pour les autres, donc tout ce qui est sorti de mon studio. C’est pas un exercice facile pour moi : ce genre de truc me sort de ma zone de confort. Être obligé de jouer mes disques pendant deux heures…Essayer de faire un set cohérent avec tout ça…Mais en fait, deux heures c’est assez court : au bout d’une heure un quart, je me suis rendu compte que je n’avais pas joué ça ou ça… « Faut vraiment que je joue ‘Man with the red face’ ou ‘Crispy Bacon’ sinon ils vont me tuer ! » Mais je ne voulais pas que ce soit chronologique. J’ai commencé par mon titre « It’s Just Musik », je trouvais que le message était pas mal…et après j’ai joué le tout nouveau remix que j’ai fait pour Rone. Et l’idée c’était de mélanger des trucs connus avec des morceaux beaucoup moins évidents, qui n’ont rien vendu à l’époque, j’avais envie de faire un truc qui me ressemble en tant que DJ, donc relativement éclectique entre house, techno et trucs joyeux. Mais en restant dans mes morceaux à moi.
Sophie Marchand : Quel est ton rapport à ta propre discographie ? Comment classes-tu ce que tu possèdes ?
Mes disques sont dans une remise au-dessus de ma cuisine où je ne vais quasiment jamais
Laurent Garnier : Non pas du tout ! Je la regarde bizarrement, ma discographie ! Mes disques appartiennent beaucoup à mon « carré » F Communications, parce que j’en ai sorti beaucoup à l’époque du label, et ces disques-là je les ai rangés dans une espèce de remise au-dessus de ma cuisine où je ne vais jamais ! Dans mon salon j’ai Détroit, le funk…dans un bureau j’ai toute l’Allemagne, dans une autre pièce j’ai New York, une collection de toute l’Angleterre dans une autre pièce…et dans la remise y a F Com ! C’est pas beau putain…
Jean Morel : Tu dis « hier, vraiment, j’étais stressé ». Le stress, même avec l’expérience accumulée, ça ne change pas ? Au Sonar, pourtant, tu fais partie des murs…
Laurent Garnier : Ouais mais tu as vu le monde qu’il y avait ? Y a quand même une grosse dose de stress. Et tu vois quand on te dit « c’est les vingt-cinq ans, tu te rends compte ? Tu vas clôturer le samedi soir, ça va ? » Mais ta gueule, j’ai pas envie de savoir ! Même après vingt ou vingt-cinq ans de carrière, rien n’est jamais acquis.
Jean Morel : On a l’impression que le Sonar, avec toi, tente à chaque fois de nouveaux trucs.
Laurent Garnier : Oui, une année, j’ai joué dans une tente au Sonar. J’ai dit à Mika, du Sonar, que deux heures, c’était vraiment trop court ! « L’an prochain, je joue sept heures ! » J’ai dit ça pour rigoler. Mais je l’ai fait l’année suivante. Si tu reviens toujours dans un festival avec la même proposition, et avec le même genre de formule, tu creuses ta tombe. Tu vas ennuyer les gens. J’ai construit ça avec le Sonar de la même manière que j’ai construit d’autres choses avec Les Nuits Sonores. Il y a des festivals avec lesquels je travaille depuis très longtemps, des lieux où on te laisse toujours la liberté de proposer de nouvelles choses. Une fois j’ai joué pour des enfants, une autre fois j’ai fait un ciné mix…L’idée c’est vrai d’avancer en tant qu’artiste.
Sophie Marchand : Tu as une passion pour les closings ?
Laurent Garnier : Non pas du tout ! C’est vrai que j’aime bien jouer tard, mais ce n’est pas moi qui fait la demande. Mais j’aime bien les fins, de manière générale. Je n’aime pas quand ça s’arrête jamais en after, avec trois pelés et deux tondus. J’aime bien la fin d’une soirée, c’est plus marquant que le reste. Comme la fin d’un bouquin. Tu rentres chez toi avec des émotions, des souvenirs, des choses. L’ouverture et la fermeture d’un festival, c’est hyper important. Ce qui se passe au milieu est parfois un peu plus flou pour les gens ! L’idée du closing, c’est de jouer aux gens un ou deux classiques, afin qu’ils passent tous ensemble un joli moment…Dans ces moments-là, je construis avec les gens.
Jean Morel : Il y a encore des surprises, finalement ?
Laurent Garnier : Heureusement ! J’aurais arrêté depuis longtemps sinon.
Sophie Marchand : En ce moment, tu en parles aussi beaucoup, de musiques électronique. À quel moment se dit-on qu’il est temps de raconter les choses ?
Faire une soirée techno en France il y a vingt ans, c’était l’Enfer
Laurent Garnier : J’aime bien prendre le temps, les libres antennes m’ont toujours plu…je viens de l’école Nova ! (Laurent Garnier a été pendant un temps programmateur de Radio Nova, ndlr). Je ne crois pas que l’on doive attendre trente ans pour raconter l’histoire de quelque chose, très rapidement, c’est possible de le faire. Même au bout de cinq ans de cette musique-là il y avait déjà plein de choses à raconter. Il s’est passé tellement de choses à Détroit, à New York, en Angleterre…J’ai toutefois l’impression qu’aujourd’hui, quand on regarde la nouvelle scène électronique, les mômes qui font de la techno ont besoin de savoir ce qui s’est passé avant. Je crois qu’en fait, on est sorti de l’air des « combats ». Nous, on s’est énormément battus pour notre musique, et je ne crois pas qu’il y ait les mêmes combats aujourd’hui. Quand tu vois le monde qu’il y a ici ou ailleurs pour venir écouter de la musique électronique, ce n’était clairement pas pareil il y a vingt ans…Faire une soirée techno en France il y a vingt ans, c’était l’Enfer. Essayer de jouer notre musique à radio, c’était l’enfer aussi. On se battait partout, à tous les niveaux. Peut-être parce qu’il n’y a plus ces difficultés-là, quand tu produits de la musique aujourd’hui, tu as besoin et envie de t’intéresser à ce qui se passait avant. D’où le fait que ceux qui étaient là avant aient aussi la possibilité aujourd’hui de raconter les choses.
Jean Morel : Il y a sans doute aujourd’hui le fait que ces gamins sont en recherche de légitimité, et que cette légitimité s’inscrit dans une sorte de mouvement…Ils ont besoin de connaître les choses.
Laurent Garnier : Mais ils n’ont pas besoin de ça ! Leur musique est tellement cohérente ! On s’en fout qu’ils connaissent l’histoire ou pas ! Nous, on ne la connaissait pas.
Jean Morel : Vous, vous l’écriviez, cette histoire…
Laurent Garnier : Mais ils n’ont pas besoin d’être dans un truc : « je vais passer mon exam, je vais passer mon BEPC, j’ai le droit de faire de la techno ! » Non, faites de la musique les mecs ! La techno ou la musique électronique ça a toujours été un espace de liberté. On ne va pas commencer à rentrer dans des règles. C’est comme les mecs qui te disent : « tu joues pas tes morceaux en vinyle, c’est pas bien ». Mais mon gars, arrête-toi ! C’est pas l’objet qui est important, c’est le contenu ! On n’est pas sur le package, ça n’a jamais été ça. La techno a toujours regardé devant elle. Le futur, le futur, le futur. Ça a toujours été une obsession. La nouvelle génération, par contre, regarde beaucoup le passé. Je trouve que ça c’est la grande choses qui a changé. Je préférerais même que cette génération ne sache pas ce qui a été fait hier : ça la laisserait beaucoup plus libre. Il ne faut pas être écrasé par l’héritage, et utiliser telle ou telle machine parce qu’il le faut…On s’en fout ! La techno, ça a toujours été la liberté totale. Je crois que le jazz a fait exactement la même chose à un moment. Quand les grands noms du jazz sont morts, les jeunes sont arrivés en disant : « j’ai pas connu Coltrane, j’ai pas connu Miles, j’y connais rien ! » Tu n’as pas besoin d’écouter Coltrane pour faire du jazz ! Et aujourd’hui ils n’ont pas besoin d’écouter Jeff Mills, moi ou Underground Resistance pour faire de la techno, même si c’est l’histoire de cette musique-là.
Jean Morel : C’est tuer le père, en fait…
Laurent Garnier : Oui, complètement. Je fais partie d’une génération où l’on était toujours contre les parents. Il y avait un vrai combat contre les plus vieux. Aujourd’hui le problème c’est que, quand tu as vingt ans, tu écoutes la musique qui appartient à tes parents.
Jean Morel : C’est marrant parce que, dans le rap, les rappeurs actuels se construisent contre les anciens…
Laurent Garnier : Ouais, mais ils écoutent de la trap. Et la trap ça n’a rien de nouveau !
Jean Morel : Les kids te disent aujourd’hui : « je m’en fous de 2Pac, moi je fais ma musique »…
Laurent Garnier : Et ils ont raison ! Même si leur musique ne diffère pas vraiment de celle d’avant, dans le hip-hop. La trap, c’est quoi ? C’est du rap avec une musique très minimale. Avec une différente façon de poser, peut-être, mais il n’y a rien de fondamentalement nouveau. D’ailleurs dans la techno produite par la nouvelle génération, c’est pareil, il n’y a rien de fondamentalement nouveau…Il n’empêche que c’est la première période que je connais où la nouvelle génération ne combat pas l’ancienne. Le rock quand c’est arrivé, c’était « fuck mes parents », la techno quand c’est arrivé c’était « fuck mes parents », le hip-hop c’était pareil, et là, on est avec une génération de jeunes personnes qui n’ont pas un discours « putain, les vieux cons quoi ». Et ça je trouve que c’est difficile. Le passé c’est pas grave, mais faites votre truc, éclatez-vous ! Mais c’est vrai que par exemple dans le hip-hop, que faire pour fondamentalement changer ? On va dans beaucoup de direction : dans le minimal, dans le hardcore, dans la poésie, dans la musicalité…Dans la musique électronique, c’est pareil, dans le rock et le jazz aussi ? Quel est le nouveau truc qui va arriver et qui va rendre tout ça poussiéreux ? Je ne sais pas, mais je ne crois pas que c’est la nouvelle génération techno qui va écrire la nouvelle révolution de demain.
Je ne crois pas que les machines dicteront, de nouveau, la musique de demain
Jean Morel : Est-ce que l’on n’est pas arrivés, aussi, à un moment où les avancées technologiques et les machines ne suivent plus une inventivité qui permettait d’aller encore plus loin, et découvrir d’autres spectres musicaux ?
Laurent Garnier : Les machines ont un peu dictées le son d’aujourd’hui. Et le fait que plein de jeunes reviennent au modulaire, ou aux vieilles machines, c’est plutôt drôle. Comme la mode des vieux claviers ou des vieux vinyles. Mais je ne crois pas que, de nouveau, les machines dicteront la nouvelle musique de demain. Franchement, je ne le crois pas. On peut aller très loin dans l’expérience, mais pour faire quoi ? On parle de musique là, il faut quand même raconter des choses, si c’est juste faire du bruit pour faire du bruit parce qu’on a une super machine qui te permet de générer des sons incroyables, on n’est plus sur la musique, on est sur l’expérience, ou dans l’art contemporain. Je ne sais pas du tout d’où va venir le truc de demain, et même, s’il va venir. Et je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou s’en désoler. Moi je suis très content de découvrir les disques que je découvre aujourd’hui, et dans tous les gens musicaux ! Le rock a énormément évolué par exemple, et évoluera encore. Ce sont des gens qui vont encore se mélanger avec les mecs de l’électronique, comme ceux du hip-hop. La ligne entre le hip-hop et la musique électronique ça a été assez dur pendant longtemps, surtout en France, et maintenant, ça se mélange de plus en plus ! Au départ, le rap a fait partie intégrante de la house. Et dans les tous premiers disques de house, il y avait toujours une version qu’ils appelaient « hip-house », où y avait un mec qui rampait dessus. Les racines sont les mêmes : ça venait du ghetto de Chicago ou de Détroit. Quand j’ai commencé à l’Haçienda il y a trente ans, on jouait Public Enemy !
Mon boulot, c’est un travail de passeur
Sophie Marchand : On parlait, des libres antennes que tu as eu l’occasion de faire, à propos de tes trente ans dans la musique électronique. Par quoi commences-tu, quand tu ai amené à en parler ?
Laurent Garnier : J’ai fait un truc sur Radio Meuh pour les trente ans du Rex Club. C’était finalement plus une discussion avec des gens que j’avais envie d’inviter (Christian Paulet, Manu le Malin…) Et le truc m’a tellement plu que j’ai envie de recommencer dans d’autres lieux ou d’autres villes. Mais attention, je n’ai pas forcément envie de toujours raconter l’histoire du truc, je ne veux pas devenir le papa poussiéreux qui fait chier avec ses vieilles histoires. Parce que c’était pas mieux avant, c’était juste différent ! Aujourd’hui il y a beaucoup de choses très excitantes et je suis heureux de faire encore des trucs. Je suis pas le mec qui a les clés du château, vraiment ! J’étais pas tout seul au début ! Je veux pas être le mec qui va fermer le château et qui va se retrouver tout seul ! Mon boulot, c’est un travail de passeur. Et j’ai envie de continuer ça, et de le partager avec les gens. Avec les plus jeunes aussi. C’est Bizot, RKK, des amis que j’aimais énormément.
Sophie Marchand : En tout cas ce que l’on retient de cette interview, c’est qu’il y a plusieurs choses qui t’importent : le temps, la patience, le futur, la transmission, et puis la liberté, finalement.
Laurent Garnier : Eh bien tu sais quoi ? C’est les mots d’ordre de la techno, que je défends depuis toujours.
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