Une exposition de fous créants au Palais de Tokyo !
Où s’arrête l’art, où commence-t-il ? Une question qui bouscule pas mal de visiteurs d’expositions d’art contemporain, une question parfois résumée par ce grand classique du critique d’art amateur : « ma nièce de quatre ans pourrait faire la même chose » et, de fait, il y a bien des galeries qui exposent les nièces de quatre ans des autres.
Le Palais de Tokyo et la commissaire d’exposition Rebecca Lamarche-Vadel ont décidé d’y répondre d’une certaine façon en allant chercher des oeuvres de gens à travers le monde, hors des territoires de l’art. Des oeuvres de gens qui ne se revendiquent pas comme artistes : des personnalités singulières dont les questionnements, les obsessions, les façons d’appréhender le monde, produisent des objets, des moments, qui ont un véritable effet sur le visiteur. Avoir un effet sur … bouleverser … c’est peut-être déjà un bel indice pour répondre à notre grande question.
La première pièce qu’on voit en entrant au bord des mondes est un bel exemple de ce principe. On y voit Bridget Polk créer à la main et à la méditation des sculptures faites de différentes pierres (parpains, cailloux, rocher) qu’elle empile les unes sur les autres dans un équilibre aussi précaire que fabuleux. Quand j’ai visité l’exposition, un gardien un peu esseulé – il était plus de 23h- m’a expliqué qu’il était complètement fasciné par Bridget « une magicienne ». Rebecca Lamarche Vadel explique de son coté, que certains visiteurs sont tellement sceptiques (c’est impossible, c’est de la colle à béton), qu’ils font parfois tomber les pierres exprès.
En avançant dans l’exposition, on découvre une femme qui a trop pleuré, Rose-Lynn Fisher, et qui fatiguée de perdre toute cette matière-à-créer, a recueilli ses larmes et les a examinées au microscope. Résultat : les larmes c’est comme les flocons de neige, il n’y en a pas deux d’identiques, on dirait parfois une carte très détaillées tendance IGN, parfois des plants de cannabis, parfois des dessins de 5ème de mitocondrie (et ça donne aussi envie d’examiner un milliard de choses au microscope)
Si on y va tard (entre 23h et minuit) on peut croiser Laurent Derobert, mathématicien, qui est là pour accueillir vos confessions sur le manque, quelqu’il soit, et le retranscrire en formules mathématiques.
Une des pièces les plus étonnantes est celle du chercheur en Intelligence Artificielle, Hiroshi Ishiguro qui crée des «géminoïdes», machines imitant en tous points l’apparence et le comportement humains. Dans le sous-sol du palais de Tokyo on croise donc le geminoïde d’une mannequin japonaise, son double. Il est allé jusqu’à travailler extrêmement précisément le grain de la peau de son robot, toutes les nuances et les imperfections de son modèle de base s’y retrouvent.
Rebecca Lamarche-Vadel explique qu’Hiroshi Ishiguro a d’abord voulu être peintre, avant de devenir roboticien, mais c’est peut-être dans ce travail qu’il interroge le plus précisément la nature humaine. Est-elle reproductible ? En tout cas la mannequin dont le robot est le modèle est passée voir l’exposition, et s’est donc confrontée à son double, un double qui restera jeune, tandis que le temps marquera son visage et son corps à elle.
Avant de partir, on croise aussi les «chindogu» de Kenji Kawakami, des objets utiles-inutiles invendables, inbrevetables et fait à partir de recyclage, comme les parapluies pour chaussure, le body de bébé avec serpillère intégrée, autant d’objets qui sont pour lui, avant tout, un manifeste politique. Et pour nous, très rigolos.
Le chindogu, pour bébé rampant
Rebecca Lamarche-Vadel raconte que pour créer cette exposition, elle a dû désapprendre ses réflexes de commissaire d’expo d’art contemporain, tout oublier, et que l’exercice s’est révélé plus que réjouissant. En croisant les expériences, et les oeuvres de ces artistes non-artistes, astrophysiciens, mathématiciens, roboticiens, elle a réalisé à quel point « l’homme était vaste » et ses horizons, dépassables.
Quant à l’expérience du visiteur (la mienne en l’occurence, qui ne suis ni critique d’art, ni grande connaisseuse de l’art contemporain), elle est surprenante, et elle répond à l’objectif premier que s’était fixé le palais de Tokyo : les oeuvres font réagir, elles déconcertent ou déroutent, bref elles nous sortent un peu des territoires de l’habitude.
Le bord des mondes, au palais de Tokyo, c’est jusqu’au 17 mai