Prononcée par l’ancien président de la République dans un discours sur l’immigration, l’expression raciste est entrée dans le dictionnaire commun du rap français.
C’est un phare d’un mètre quatre-vingt-neuf pour tous les menteurs, les épicuriens et les corrompus, un exemple à suivre pour les passionnés de tête de veau, de bière mexicaine et de sumotoris. Il semblerait qu’il ait été président de la République française pendant douze ans. Sur le sable de La Plage Nova, chaque jour de 17 à 19 heures, notre rubrique Chichi vous a rapporté pendant trois semaines une anecdote improbable mais vraie tirée de la vie abracadabrantesque de Jacques Chirac. Voici l’une des plus célèbres d’entre elles.
« Le bruit et l’odeur ». Si vous vous amuser à taper cette expression dans la barre de recherche du site de référence en matière de texte de rap, Genius, attendez-vous à crouler sous les suggestions, dont quatre rien que pour Booba, le recordman de la discipline.
Avec près d’une centaine d’occurrences, c’est sans doute l’une des références les plus usitées du rap français, rentrée, en trente ans d’existence, dans le dictionnaire commun des rappeurs francophones. Qu’ils en fassent un titre à part entière, Guizmo, Sadek, ou une simple punchline, SCH, A2H, Maes pour les plus récents, la majorité d’entre eux n’étaient même pas nées lorsque cette périphrase fut prononcée. Itinéraire d’une phrase puante devenue l’écho d’une génération. NTM (qui d’autres ?) fut parmi les premiers à dénoncer « ceux dérangés par les odeurs et les bruits » dans « Plus jamais ça », sur le mythique album Paris sous les bombes.
Nous sommes en mars 1995, au milieu de ce que certains appellent « l’âge d’or du rap », mais également dans la dernière ligne droite d’une campagne présidentielle des plus incertaines. Contre toutes attentes, Jacques Chirac et son combat contre la fracture sociale accèdent enfin, le 7 mai 1995, à la plus haute fonction de l’État, la Présidence de la République.
Eh bien le travailleur français sur le palier, il devient fou.
Quatre ans plus tôt, pourtant, le président du Rassemblement pour la République (RPR) et encore maire de Paris tenait un argumentaire autrement plus radical eu égard aux questions d’intégration. Dans un contexte de montée du vote Front National depuis le début des années 1980, l’heure est à la « droitisation » du discours pour colmater l’hémorragie des voix. En ce 19 juin 1991, Jacques Chirac assiste à une réunion-débat à Orléans au milieu de 1300 militants, l’occasion pour le « Bulldozer » comme le surnommait Georges Pompidou de s’exprimer sur l’immigration, non sans un sourire en coin.
Les mots sont lâchés, nul besoin des réseaux sociaux pas encore nés pour les répandre telle une traînée de poudre. La première étincelle émane du président du front national, Jean-Marie Le Pen, qui s’empresse de défendre son bout de gras : « [Je suis] surpris qu’on m’emprunte mon discours, tout en continuant à me diaboliser, déclarait-il quelques jours plus tard. Les Français préféreront toujours l’original à la copie. »
Il s’est fait le porte-parole de tous ceux qui trouvent que les merguez, c’est bien, mais pas tous les jours.
Les ténors de la droite de l’époque ont beau justifié ce « dérapage de Jacques Chirac, qui n’est pas raciste » explique Simone Veil, ce « parlé cru, mais parlé vrai » pour Gérard Longuet (mention spéciale pour la suite de sa défense, « il s’est fait le porte-parole de tous ceux qui trouvent que les merguez, c’est bien, mais pas tous les jours »), le mal est fait.
« Le bruit et l’odeur », propos que l’intéressé qualifiera de « malheureux », et de « bêtise » en 2009, entachera tel un stigmate la carrière de Jacques Chirac pendant les trois décennies suivantes. D’arme de choix pour ses adversaires politiques, l’expression se mue rapidement en une matière première aussi inattendue qu’inexorable pour les poètes de notre temps.
Après les éclaireurs NTM, les rockeurs toulousains de Zebda se chargent quelques mois plus tard, en octobre 1995, de faire du « Bruit et de l’odeur » l’hymne d’une génération, par le biais d’un morceau et d’un album éponyme. « Il faut se remettre dans le contexte de l’époque. C’était l’avant « Black, Blanc, Beur » de 1998, rappelle le bassiste du groupe, Joël Saurin, interrogé par nos confrères de France 3 lors du décès de l’ancien Président de la République en septembre dernier. Nous, on avait un espoir fou de voir enfin les peuples de France se rapprocher. Alors forcément, entendre réduire l’immigration à ces quelques mots, ça a cassé tous nos espoirs », résume-t-il.
1998. Notre « Chichi » champion du monde découvre le foot en même temps que le multiculturalisme et peut enfin mettre en pratique ses cours de surf : personne depuis n’a aussi bien abordé la vague Black Blanc Beur. Les premiers concernés n’oublient pas pour autant le discours d’Orléans et le font savoir. D’abord par la voix du groupe Expression Direkt originaire du quartier du « Val Fourré » à Mantes-la-Jolie dans leur morceau « Fin de lutte », suivi un mois plus tard, en avril 1998, du groupe La Rumeur, à qui on a « demandé d’oublier la crasse de cervelle au détour, de plus d’un de leurs discours, où le bruit et l’odeur émanent en vapeur de nos races moribondes » ( « On m’a demandé d’oublier », Volet 2 : Le Franc-Tireur).
« Black Blanc Beur » pour tout le monde sauf les rappeurs
S’il y existe un rappeur représentatif de cette année suspendue où football, rap et intégration formaient une nouvelle trinité illusoire et schizophrène, ce serait bien Doc Gynéco. En décembre 1998, l’enfant terrible de La Chapelle, au sommet de son art, publie la compilation Liaisons dangereuses, sur laquelle il reprend « Hexagone » de et avec Renaud. Dans le premier couplet du morceau, devenu au passage « Hexagonal », le Doc s’adresse directement à Jacques Chirac, « à celui qui me traite de négro, qui me dit que ça pue dans mes escaliers ». En 2001, le rappeur du 18ᵉ paraphrasera également l’expression dans son morceau « J’sais pas remplir ma feuille d’impôts », 6 ans avant de rejoindre les rangs de Nicolas Sarkozy aux côtés de Johnny ou Faudel.
Les années et les gouvernements passent sans que le « bruit » ne se taise ni « l’odeur » ne s’évapore, comme si les problématiques d’intégration, de banlieues, et de racisme traversaient les époques tel un patrimoine abandonné ? Non, la colère gronde autant que le bruit et l’odeur s’intensifient.
L’insulte devient une arme à doubles tranchants, plus qu’un slogan, une fierté. Cette stratégie du « retournement du stigmate », les représentants du rap dit « conscient » l’ont bien compris, lorsqu’ils se réunissent par exemple en 2007, sur la compilation Écoute la rue Marianne, ou plus récemment sur le morceau choral « Musique nègre », orchestré par Kery James, Youssoupha et Lino. « Depuis le bruit et l’odeur je sens que je dérange la France » (Ndlr, depuis 25 ans), constate amèrement le membre de la Mafia K’1 Fry en 2016, entouré de la fine fleur du rap français.
On ne connait « que le bruit de la pluie, l’odeur du béton mouillé« .
De Fianso à S.Pri noir, de Mokobé à MHD, de Passi à Vald, tous ont déjà rappé, scandé ou ne serait-ce que fait allusion à cette phrase puante si inspirante, même jusqu’au fin fond de la campagne normande. En duo avec Stromae dans « La pluie », le rappeur originaire de Caen, Orelsan nous livre ses souvenirs auditifs et olfactifs et confie que chez lui, on ne connait « que le bruit de la pluie, l’odeur du béton mouillé ».
De béton mouillé pourtant, il en est aussi question aussi en Seine-Saint-Denis, en ce jour de juin 2005 à la Cité des 4000 de la Courneuve, après la mort de Sid-Ahmed Hammache, un enfant de onze ans tué d’une balle au bas de son immeuble, victime d’une rixe entre deux bandes. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, l’ambitieux et médiatique Nicolas Sarkozy s’y rend et promet de « nettoyer la cité au Karsher ». Scandale dans les journaux et sur les plateaux-télé. Le ministre, lui, assume, et le mot se fait très vite une place dans la panoplie lexicale des rappeurs, au point de faire l’ombre à nos deux poulains, le bruit et l’odeur. Mais ça, c’est une autre histoire, la suite au prochain épisode.
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