Véronique Mortaigne, auteure et journaliste musicale, revient sur un classique de la samba, un hymne à la liberté chanté par Roberto Ribeiro en 1969 dans un Brésil en pleine dictature.
Le classico de Néo Géo, la séquence qui réécoute ou découvre une chanson emblématique des musiques actuelles.
En 1969, Imperio Serrano, école de samba du quartier populaire de Madureira, défie la dictature militaire, avec un thème intitulé « Herois da Liberdade », les héros de la liberté.
Les défilés d’école de samba à Rio sont codifiés à l’extrême, les notes attribuées par les jurés sont très contraintes : on y dissèque le porte drapeau, l’aile des Bahianaises, la cohésion des percussions, et bien sûr la samba enredo, la chanson répétée ad libitum pendant les 45 minutes de défilé obligatoires pour accompagner les chars et les danseurs.
« Herois da Liberdade », ici chanté par le chanteur maison Roberto Ribeiro, revient sur l’histoire, toujours si présente au Brésil, de l’esclavage, creuset de toutes les inégalités présentes et des luttes pour l’émancipation. Ce thème, composé par de célèbres sambistes et notamment le grand Silas de Oliveira, dit, « la liberté se lève, cette brise que la jeunesse souffle, cette flamme que la haine ne parvient pas à éteindre dans l’univers, c’est la révolution dans sa légitimité ». C’est gonflé : nous sommes quelques mois après la promulgation du décret AI-5, le pire de la période militaire – aucune liberté, torture, persécution des opposants politiques. Le DOPS, le département de l’ordre politique et social, accompagne les séances d’essais de l’Imperio Serrano, et bizarrement les coupures d’électricité se multiplient. Puis les censeurs exigent le remplacement du mot « révolution » par « évolution ». Par contre, ils ne perçoivent pas les allusions aux manifestations géantes qui ont parcouru le pays les années précédentes pour réclamer le départ de la junte.
Par tradition, le carnaval est un lieu de contestation sociale et politique. En 2018, on s’est réjoui des caricatures du président Michel Temer, de celles du maire évangélique de Rio, Marcelo Crivella. Le vainqueur, l’école de samba Beija-Flor, avait dressé un parallèle entre le monstre Frankenstein et le Brésil, ventre gourmand de la corruption et des inégalités. Un an plus tard, l’extrême droite menée par Jair Bolsonaro est arrivée au pouvoir et les « blocos », les groupes de carnaval de rue, composent en masse des « marchinhas », les marches satiriques chantées en choeur. En particulier, ils taillent en pièce la ministre de la famille et des droits de l’homme, Damares Alves, anti-gay notoire, qui dit avoir vu Jésus dans un goyavier.
Mais, comme à l’accoutumée, il incombe aux grandes écoles de samba de raconter l’histoire avec un grand H. Mangueira, la verte et rose – chaque école a ses couleurs et ses supporters, comme au futebol – a choisi d’aller à l’encontre du dogme qui fait remonter la fondation de la nation brésilienne à l’arrivée des Portugais en 1500, en réalité les « découvreurs » furent de terribles envahisseurs qui massacrèrent les indigènes. Le dimanche 3 mars, la frondeuse de 1969, Imperio Serrano – verte et blanche – a ouvert l’impressionnant défilé des écoles du groupe spécial à Rio, avec un thème philosophique précieux dans un Brésil déchiré par le doute : « Qu’est-ce que vivre ? » et une réponse : « Vivre c’est ne pas avoir honte d’être heureux ». Et d’ailleurs, après tant de sang noir versé, le « Herois da Libertade » de 1969, se terminait ainsi : « Samba ô samba, ton privilège est de savoir jouir du bonheur ».
Néo Géo, c’est tous les dimanches, de 10 à 12 heures, sur Nova. L’émission complète de ce dimanche 3 mars se réecoute en podcast.
Visuels: © Quintinense, © Tânia Rêgo / Agência Brasil