Quand l’égérie des mouvements pour la paix et l’égalité des droits prenait la parole pour le Brésil.
Chaque semaine, le Néo Géo de Bintou Simporé vous propose de réécouter ou de découvrir une chanson emblématique de l’histoire des musiques actuelles : c’est le Classico de Néo Géo. Cette semaine : « O Cangaceiro » de Joan Baez, présenté par Véronique Mortaigne.
Mademoiselle Baez, Joan de son prénom, est en cette année 1964, l’égérie incontestée des mouvements pour la paix et l’égalité des droits aux États-Unis. L’été précédent, à Washington, elle a marché avec Martin Luther King, elle a chanté devant une foule immense aux côtés de son amoureux d’alors, Bob Dylan, pourtant si peu engagé. En pleine campagne anti guerre – celle du Vietnam – elle publie Joan Baez/5, son cinquième album.
Il y a de tout dans ce Joan Baez/5 : du Dylan, du Johnny Cash, un Stewball piqué à Woody Guthrie, et deux exercices brésiliens. En effet, l’album paraît en octobre 1964, six mois après le coup d’État militaire qui réduit le Brésil à l’état de dictature. Joan Baez est concernée. D’abord parce que c’est une latino. Certes, sa mère est écossaise, mais son père new-yorkais est né Mexicain. Donc, elle prend la parole.
« La femme qui brode »
D’abord en interprétant d’une voix lyrique l’aria de la cinquième « Bachianas » de Villa Lobos, puis en magnifiant une chanson traditionnelle du Nordeste brésilien : « Mulher Rendeira », c’est-à-dire « la femme qui brode ». Elle est rebaptisée ici « O Cangaceiro », puisque c’est de cela dont il s’agit : des cangaceiros, ces bandits réfractaires à l’ordre politique imposé par les grands propriétaires terriens, qu’ils combattent en mettant le sertao à feu et à sang.
Le sertao, zone désertique du Nord Est brésilien, est une terre de résistance – d’ailleurs, en octobre dernier, fidèle au Mouvement des sans terre et au Parti des Travailleurs, le Nordeste a très largement refusé son vote à Jaïr Bolsonaro, le nouveau président du Brésil, tendance fasciste-évangélique.
« O Cangaceiro » met en scène Lampiao, et sa femme Maria Bonita. Lampiao est un brigand antisystème – tromblon à l’épaule, petites lunettes cerclées de fer, chapeau en cuir. On lui reconnaît la bravoure, l’amour du peuple et une impitoyable envie de piquer les richesses là où elles se trouvent. Rude et cruel, Lampiao aimait aussi la musique, et il aurait lui-même composé ce xaxado en 1921. « Olé mulher rendeira, olé mulher renda ». « Tu m’apprends à broder, je t’apprends à aimer…»
120 versions, en 7 langues et dans 16 pays…
En 1953, Zé do Norte la sort du placard – l’ECAD, équivalent Sacem au Brésil, lui en a d’ailleurs attribué la paternité. Il la chante avec l’ardente actrice Vanja Orico dans le film O Cangaceiro de Lima Barreto, énorme succès du cinéma brésilien, primé à Cannes. Est-ce cette version qu’entend Joan Baez ? Ou bien celle de Volta Seca, un petit noir qui avait rejoint la bande de Lampiao à l’âge de onze ans. En 1957, après avoir purgé vingt ans de détention dans les prisons bahianaises, Volta Seca décide d’enregistrer un unique disque consacré aux chansons du cangaço, dont « Mulher Rendeira », qu’il attribue sans douter à son ex-patron. Succès là encore pour une chanson tubesque qui sera chantée en 120 versions, en 7 langues et dans 16 pays. Dont 15 versions en Allemagne, 5 en France, sans compter les remixes.
En 1962, Cliff Richard and The Shadows, si British, en livre une version en anglais dans l’album Out of The Shadows. Ça s’appelle « The Bandit », et c’est très, très, très mollasson. Joan Baez, elle, ne commet pas l’erreur du ralentissement. Elle la chante en Portugais, sans fioriture, voix stratosphérique, parfois doublée, guitare folk et point barre.
Un texte issu de la chronique de Véronique Mortaigne, dans Néo Géo.
Le Néo Géo de Bintou Simporé du dimanche 2 décembre, en podcast.
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