Dans un cadre idyllique, le festival lisboète a réuni une trentaine d’artistes talentueux et surprenants à travers la danse, la musique et les arts visuels.
Créé en 2016 à Lisbonne par Vhils – l’artiste portugais renommé pour ses poésies murales – les 20 et 21 mai dernier, le festival Iminente a posé ses valises à Marseille. Et plus précisément au MuCEM. Inauguré en 2013, ce musée chargé d’histoire est rapidement devenu un emblème de la ville. Lieu de culture consacré aux civilisations de l’Europe et la Méditerranée, il est relié par un pont à l’imposant Fort Saint Jean (construit en 1660). Après avoir visité Londres, Shanghai et Rio De Janeiro, c’est dans ce lieu qui borde la Méditerranée, juxtaposant patrimoine historique et architecture contemporaine, que s’est déroulée cette édition du festival Iminente.
« Quand les saisons croisées France/Portugal nous ont invitées, on a pensé à Marseille par rapport à sa culture, sa position géographique, son histoire… raconte Carla Cardono, directrice du festival Iminente. C’est une ville similaire à Lisbonne, dans le sens où elle créé des ponts avec les cultures méditerranéennes, quand Lisbonne en créé avec l’Afrique, le Brésil etc. Iminente n’est pas un festival sur la musique, sur l’art ou le street art, c’est sur les cultures urbaines à travers toutes ses expressions : musique, arts visuels, design, architecture, langage, littérature… Et le MuCEM fait également ce travail. Ce n’est pas un musée d’art ou de musique, c’est un musée culturel au sens large. Marseille était donc la ville parfaite, d’autant plus qu’elle représente la naissance du hip hop en France. »
Avec la volonté de ne pas avoir de « tête d’affiche », ni de « scène principale », le festival Iminente a réuni des artistes débordant de talent autour de trois scènes à l’énergie unique, comme l’explique Carla Cardono : « Bien sûr on a des scènes plus ou moins grosses pour des raisons techniques, mais ça ne veut pas dire qu’il y en a une plus importante. On essaye de briser cette règle que le système créé et de mettre tout le monde dans le même espace pour pousser les gens à la découverte. » Une de nos principales raisons d’exister est de donner de la visibilité aux cultures urbaines car elles ont tendance à être laissées en dehors des cultures élitistes, des musées et festivals mainstream… »
Durant deux jours et deux nuits, une trentaine d’artistes et groupes ont performé : Concerts, danse, tattoos et arts visuels disséminés entre le Fort Saint Jean et la terrasse du J4 (le nom du bâtiment accueillant le MuCEM) ont rythmé ce week-end avec un seul objectif : réunir autour des cultures urbaines en montrant leur universalité et recréer l’espace de liberté permis par la rue, dans un lieu institutionnel.
Un double objectif atteint puisque le site était en accès libre la journée pour profiter des arts visuels et performances de danse proposées. Quant aux soirées, elles étaient accessibles au prix de 20 euros, 30 euros le week-end entier. Ajoutez à cela des sandwichs entre 4 et 5 euros, et des pintes de bière à 7 euros, le festival Iminente allie l’art et la manière pour accueillir un maximum de public. « Ce n’est pas un festival qui a un business modèle ajoute Carla Cardono, on a une mission culturelle à assurer et c’est ce qu’on essaye de faire. »
Explosion de saveurs
Dans un cadre idyllique, porté par une organisation bienveillante, Rita Vian a la difficile tâche d’inaugurer la partie concert du festival. Face à la scène de la place d’armes qui surplombe la mer, sous les lueurs chatoyantes du soleil, le public s’installe progressivement. L’artiste portugaise parvient à capter l’attention avec un fado qui mélange tradition et sonorités électroniques. Sa voix enchanteresse et puissante, parcourt son jeune répertoire (notamment son EP « Caos’a »). Et malgré la barrière de la langue, l’émotion contenue dans sa voix est palpable, le public est conquis. Le festival Iminente est définitivement lancé.
C’est ensuite à Mohamed Lamouri, accompagné de son fidèle claviériste, de poursuivre ce voyage autour des cultures urbaines, sur la terrasse du J4. Ici, la scène est basse, créant une proximité et un échange d’énergie plus frontal avec le public. Le chanteur de Raï qui s’est fait connaître dans la ligne 2 du métro parisien galvanise le public avec sa voix grave et cassée. Au rythme des batteries ou des derboukas qui se marient au synthétiseurs, il alterne entre créations infusées de jazz, électro ou rock ( , « Rire Anti » ou « Sbart Ou Tal Abadi »…) et reprises de classiques fédérateurs tels que « Ya Rayah » de Rachid Taha ou « Baïda mon amour » de Cheb Hasni. Hyper receptif, le public se déhanche et l’accompagne en tapant des mains comme le remarque Mohamed Lamouri : « Il y avait une bonne connexion avec le public, il était à fond avec moi. J’ai déjà fait des concerts dans le sud, mais celui-ci est spécial. Face à l’Algérie, quand tu joues tu regardes la Méditerranée et tu penses au bled. »
En même temps, l’artiste new-yorkais et basé à Paris, JonOne, ami de longue date de la Radio Nova au même titre que Mohamed Lamouri, graffe sur deux toiles à côté de la scène: « Je me suis laissé inspirer par la musique de Mohamed Lamouri, ses rythmes et les gens qui dansaient. C’est une peinture lyrique d’abstraction colorée, c’est la signature que je fais en écrivant mon nom JonOne. J’essaye d’entrer en trans en répétant tout le temps la même chose pour entrer dans mon monde et le transmettre en peignant. Mon style c’est le freestyle, c’est comme le freejazz avec Ornett Coleman… T’essayes de créer de la poésie par rapport aux mouvements que tu fais, aux compositions de couleurs… Et j’oeuvre pour la libération de l’être humain en général. Mon message c’est plutôt « fuck, vis chaque moment comme si c’était le dernier et brûle tout. C’est un peu comme le message de Vhils qui explose tout [ndlr. Pour ses créations, Vhils a l’habitude de détruire la surface d’un mur pour en dévoiler les sous-couches et dessiner des visages poétiques], c’est pas un message peace & love, c’est plutôt en mode freestyle, fais ce que tu veux. »
A la nuit tombée, le festival change d’atmosphère : les scènes et œuvres s’illuminent sous les projecteurs, comme celle de MaisMenos qui rappelle la nécessité de soutenir des causes comme celles de la Palestine avec des drapeaux inspirés par les couleurs de l’Etat colonisé.
A 23h00, c’est au tour de Scúru Fitchadú (« noir profond » en créole capverdien) de prendre possession de la terrasse du J4 pour une performance détonante. Alliant l’énergie punk aux rythmes électriques du funaná, (musique et danse traditionnelle du Cap-Vert principalement jouée avec un accordéon et un ferrinho), il transmet sa bonhomie et son esprit festif avec vigueur. Accompagné par Marcia aux backs, un batteur et un DJ, une frénésie émancipatrice s’empare du public qui entre dans un état de transe.
Encore galvanisé par cette performance aux limites du chamanisme, je me dirige vers la scène de La cour de la Commande, entourée par l’enceinte du fort et la Tour carrée du Roi René (et ses 28,5 mètres de hauteur). Tout comme les deux autres scènes, elle possède une atmosphère qui lui est propre. À la fois intimiste et mystique, grâce aux jeux de fumées et lumières qui habillent la scène ainsi que les murs. Le décor est planté pour que la rappeuse Marseille en pleine ascension, Soumeya, puisse déclamer sa verve entre rage et ferveur, désespoir et lueur. Avec un répertoire rempli d’inédits prévus sur son album à venir (le premier), elle scotche le public quand elle rappe les inégalités sociales, le fait danser avec des refrains autotunés sur des grosses caisses typiques du rap marseillais, jusqu’à créer une communion générale. Vivement l’album.
A peine son concert fini, aux alentours de 1h30, je retourne lsur la place d’armes pour reprendre la suite du show de la DJ marseille MOESHA 13, en B2B avec le DJ lisboète Firmeza depuis 00h30.
« A la base on devait se voir sur internet et travailler à distance et nous on a refusé, On s’est vus au MuCEM, on a passé la journée à rigoler, à regarder la mer, refaire le monde et répéter. On s’est même donné des cours de français et portugais. Il m’a fait découvrir du rap portugais, d’angolais et moi de ma communauté, c’est un vrai mélange. On s’est fait confiance, il y avait une vraie communication, ça glissait. En plus je suis fan de Firmeza, reconnaît MOESHA 13.»
Le duo d’un soir envoie un DJ set explosif. Réalisant des mixs impossibles à shazamer, MOESHA13 triture les sons en plaçant une multitude de références : couplets de Jul version électro, afrobeats soyeux avec Rema, acapellas de Migos ralentis et techno ravageuse embarquent le public pour une dernière danse enflammée.
« Les cultures urbaines sont universelles et Iminente est un festival international, remarque Carla Cardono. Nous sommes conscients de ce qui se passe et on apporte toujours des noms internationaux ici comme à Lisbonne. Mais c’est aussi une plateforme pour les artistes locaux afin qu’ils puissent montrer leur travail. On essaye de créer des ponts pour connecter des artistes et c’était marrant de voir Firmeza et MOESHA car je savais précisément quelles villes ils représentaient, ils ont les mêmes énergies. »
#POWERTOTHEDANCEFLOOR
Sous un soleil plombant, le deuxième jour attire toujours autant de curieux autour des installations artistiques, comme l’immense visage féminin et poétique réalisé par Vhils ; ou encore le linge étendu face à la mer de Unidigrazz : Maillots de foot, serviettes et draps en guise de toiles, magnifient les cultures urbaines et populaires. Autant d’œuvres qui prennent une autre dimension à la tombée de la nuit, sous le feu des projecteurs.
Mais avant que le soleil ne s’efface du ciel, c’est une sommité du fado qui rouvre le bal pour la seconde soirée : Gisela João. Dès le premier morceau, elle parvient à happer le public dans son univers doux et douloureux. Assise au milieu de ses musiciens qui l’accompagnent au synthétiseur et à la guitare anglaise et portugaise (caractéristique du fado), sa voix pénétrante varie les émotions et l’intensité au fil des titres. Evoquant l’amour sous toutes ses formes, elle lui donne un sens politique en confrontant cette musique traditionnelle aux problématiques actuelles du féminisme à l’instar de « Louca » (« folle » en portugais) : « tu dis que je suis folle mais tu ne sais rien de moi, tu dis tout le temps que je suis hystérique, que j’en fais trop ou que je ne suis rien, mais tu ne sais rien de moi ». Dotée d’une prestance et d’une voix vibrante hors du commun, ses envolées lyriques feraient même frissonner des cœurs de pierre. Sans aucun doute..
Pendant que le soleil rejoint la mer à l’horizon, le jeune pianiste marseillais Mourad, fait résonner la volupté mélancolique de son piano dans La Cour de la Commande. A l’instar des artistes de fado qui l’ont précédé, un spleen parcourt ses compositions et touche l’auditoire. Des quartiers Nord au MuCEM – après deux albums et une reconnaissance critique et médiatique – c’est tout un symbole qui s’épanouit, surtout lorsqu’il est rejoint par le rappeur 100 Blaze pour un piano-voix en guise de conclusion.
A la scène opposée, la terrasse du J4, on retrouve Carla Prata qui conquiert rapidement le public avec son mélange R’n’B et afrobeats. D’origine angolo-portugaise, à seulement 22 ans, l’artiste néE à Londres et installée à Lisbonne est portée par l’entrain du public, lui-même charmé par sa spontanéité. Comme lorsqu’elle lui demande d’appeler sa manageuse à chanter ou qu’elle invite une personne du public à danser collé-serré avec elle… Les corps dansent en choeur, le public réclame un rappel qu’elle ne peut ignorer, elle renvoie un dernier tour, les coeurs sont comblés. Sans forcer.
22h15, direction la mystique scène de la Cour de la Commande pour voir le show des portugais Fado Bicha. Le duo musical et activiste composé de Lila Fadista au chant et João Caçador aux instruments (principalement guitare et melodica), démarre avec une entrée à couper le souffle : bottines à talons, caleçon, vêtu d’un long manteau en cuir ouvert, et le visage recouvert d’un voile rouge, Lila Fadista entonne un chant d’une langueur onirique et terriblement bouleversant. Envoûtant jusque dans le jeu de guitare de João Caçador et ses vocalises psychédéliques. L’auditoire a le souffle coupé, ébahi. Comme beaucoup d’artistes du festival, mais d’une façon encore plus prégnante, Fado Bicha apporte du sens à son art en critiquant la domination du modèle patriarcal, les crimes racistes qui ont touché le Portugal, et en redonnant ses lettres de noblesse à des poèmes de fado assurément queer, qui avait été hétéronormés des décennies durant. Tristesse, indignation, esprit festif, le duo nous fait traverser chacune de ces émotions. Pour l’occasion, ils sont d’ailleurs accompagné d’une troisième personne alternant entre percussions au pad et guitare. Leur fado se marie à des influences rock, flamenco et même électroniques. Interprétant des reprises classiques du fado, tout comme des inédits de leur album à venir en juin prochain, Fado Bicha délivre une performance éclatante qui captive le public à 200 %. Grandiose ! Magistral ! Majestueux ! Aucun mot ne pourrait décrire cette expérience où tous les ingrédients étaient réunis : musicalité d’une justesse exceptionnelle, émotion et force d’interprétation, scénographie et lumières, discours engagés avec de la substance… Vivement l’album.
C’est devant cette même scène que Batida, l’alter ego du producteur/beatmaker lisboète Pedro Coquenão, dont les musiques explorent la culture angolaise clôture cette édition avec un seul mot d’ordre : « Power to the dancefloor ! ». Placé à la régie, le DJ se met en retrait et laisse place à un danseur hors-pair pour donner physiquement vie à sa musique. Jouant avec les lumières et son ombre qui se projette sur les murs, le danseur vogue sur scène comme un surfeur sur les flots. Les mouvements sont fluides et cadencés, le public est à la fois fasciné et entre progressivement dans la danse sur des rythmes techno/kuduro/kizomba infusés au funk, à l’ambient ou au hip hop… En quelques morceaux, le dancefloor s’étend de plus en plus et les corps chavirent au gré des rythmes. Malgré une fatigue palpable, l’atmosphère me donne un regain d’énergie, je me laisse embarquer dans cet océan de positivité et de lâcher-prise. C’est donc ça la force de la musique !
Faisant la part belle aux artistes locaux, avec une majorité de lisboètes et marseillais, le festival Iminente réunit tous les âges, origines, genres et classes sociales sous la bannière des cultures urbaines. Une prouesse qui joue sur les symboles en s’associant à un lieu institutionnel qui représente Marseille, comme en témoigne MOESHA: « Jouer ici c’est comme un rêve. Le MuCEM c’est la Tour Eiffel pour nous. C’est un musée, mais on y va aussi pour faire des apéros, il y a tellement d’histoires, tu peux plonger dans la mer, tu peux cueillir du thym, on est dans un fort, on peut se caler sur des transats… T’as tout. Et c’est aussi un mélange de communautés, dans le festival il y avait des personnes de tous les âges : des ados, des grands parents, la communauté queer, des rappeurs…. C’est le MuCEM en fait. »
Porté par une démarche guidée par l’amour des arts et l’intersectionnalité, ce festival fait un bien fou et a réussi son pari de recréer la liberté de la rue dans un lieu institutionnel qui paraissait plus libre que Les artistes invités sont tous autant différents, qu’audacieux et surprenants. On ressort de ce festival chamboulé, pleins de nouveaux noms en tête… et avec une double envie irrépressible : revivre une prochaine édition au MuCEM et explorer le festival dans sa version complète, à Lisbonne.