La vidéo déclenche la colère des blacks feminists.
Le nouveau clip de Lily Allen est l’objet de débats virulents sur la toile depuis sa sortie cette semaine. Si certains saluent le courage qu’elle a de s’attaquer au sexisme omniprésent dans la musique populaire, d’autres y voient au contraire une vidéo raciste qui renforce le stéréotype de la femme noire hyper-sexualisée. Retour sur la démarche de la chanteuse et sur les critiques des black feminists.
« Si tu ne rentres pas dans une taille 36, tu n’es pas séduisante. Tu ferais mieux d’être riche ou alors vraiment bonne en cuisine. Tu devrais probablement perdre du poids parce qu’on ne voit pas assez tes os. Tu ne veux pas que quelqu’un te transforme en objet ? »
Les paroles de la chanteuse s’attaquent au diktat de la minceur et aux doubles standards dont sont victimes les femmes dans l’industrie musicale. Son clip commence d’ailleurs alors qu’elle est sur une table d’opération, s’apprêtant à subir une liposuccion sur les conseils de son manager. Plus tard dans la chanson, elle lance : « Je n’ai pas besoin d’agiter mes fesses pour vous parce que j’ai un cerveau. »
Le problème est qu’un groupe de danseuses majoritairement noires et à moitié nues s’agitent justement le derrière façon twerk autour d’elle. La chanteuse ira jusqu’à taper les fesses des danseuses, probablement dans l’intention de lancer un pied de nez à la performance controversée de Miley Cyrus.
Les critiques des black feminists ne se sont pas fait attendre. Sur le blog Black Girl Dangerous, l’auteure Mia McKenzie s’interroge : « Lily Allen, pourquoi ton féminisme a-t-il besoin d’utiliser les corps de femmes de couleurs comme décor pour prouver un point ? Qu’est-ce qui te fait penser que taper les fesses de ces danseuses te donnent l’air intelligente ? »
Du côté du Tumblr BlackinAsia, on souligne le contraste entre le dénuement des danseuses noires par rapport à l’habillement de la chanteuse. Même les danseuses blanches (qu’on voit moins) ont droit à une veste et des shorts, contrairement aux noires en petits maillots, dont les gros plans mettent bien en évidence leurs parties féminines. Pour l’auteure, ces procédés sont là pour souligner leur sexualité et leur exotisme. Elle se demande comment un clip peut se prétendre féministe, alors que ces femmes sont ici clairement des objets, véhiculant le stéréotype de la femme noire hyper-sexualisée.
La chanteuse attaquée s’est immédiatement défendue sur son compte twitter : « Je ne veux offenser personne. Je lutte pour provoquer un dialogue et une réflexion. Cette vidéo est destinée à faire une critique de la femme-objet dans la pop culture. Cela n’a rien à voir avec la couleur de peau»
D’autres féministes ont pris sa défense, comme un article du site Jezebel qui insiste que le clip de Allen est une satire. Ce à quoi Mia McKenzie a répondu sur Black Girl Dangerous que la satire est supposée tourner en ridicule des aspects de la société afin qu’elle s’améliore, et non reproduire exactement les mêmes procédés, et humilier les personnes déjà dévaluées par la société. Elle aurait pu, par exemple, avoir des danseurs masculins qui se déhanchent autour d’elle, un peu comme les vidéos qui parodiaient celle de Robin Thicke cet été.
J’ajouterais que pour ceux qui ne comprennent pas les paroles, comme plusieurs auditeurs du monde qui consomment la musique américaine sans comprendre l’anglais, on peut facilement prendre ce clip au premier degré puisqu’il ressemble à tous les autres mettant en scène des femmes à moitié nues, dansant autour des voitures , et sur qui on verse du champagne. La parodie n’est pas si évidente que ça.
Finalement, comme l’explique la sociologue Lisa Wade sur le site Sociological Image, le clip de Lily Allen est coupable des mêmes problèmes que ceux de la prestation de Miley Cyrus : un féminisme qui sert les femmes blanches, mais continue à marginaliser les femmes noires. Au moins, elle aura relancé le débat sur la satire, le féminisme blanc et le féminisme antiraciste.
Le black feminism ?
Le Black feminism est un mouvement qui a émergé dans les années 1970 chez les féministes noires américaines, en réaction au féminisme dominant. À leurs yeux, le mouvement féministe était un mouvement bourgeois qui ne tenait pas compte de la réalité de toutes les femmes. En même temps, elles critiquaient aussi le sexisme au sein du mouvement antiraciste, martelant que les femmes noires étaient les esclaves des esclaves.
En d’autres mots, les féministes noires dénoncent les multiples systèmes d’oppression qui pèsent sur elles, oppression à la fois raciale, sexuelle et sociale. Pour elles, on ne peut comparer la lutte des femmes à la lutte pour les droits civiques des noirs, et les imaginer comme deux luttes parallèles (ce que les féministes faisaient). Les paramètres du parallélisme avaient pour conséquence de rendre invisibile l’expérience des femmes noires.
Mais pour problématiser ces multiples rapports de domination, il ne suffit pas non plus de les additionner, car le sexisme module le racisme, et vice versa. C’est dans cette perspective que les féministes noires Kimberlé Crenshaw et Patricia Hill Collins ont développé la pensée intersectionnelle, afin de bien rendre compte de la simultanéité des oppressions et en refusant de les hiérarchiser. Le féminisme intersectionnel est aujourd’hui enseigné dans plusieurs universités de monde, majoritairement anglophones.