1977, Havel n’est pas encore président. Il signe ce texte incroyable pour un groupe de rock praguois qu’il défend.
1977 : Vaclav Havel n’est pas encore président de Tchécoslovaquie, c’est un auteur de théâtre à succès et un citoyen qui s’indigne du procès fait à un groupe de rock praguois, Plastic people of the Universe. C’est ainsi que naît la Charte 77, regroupement des opposants à un régime communiste couleur muraille. Rock around Kafka en quelque sorte. Un texte hallucinant paru dans le livret du disque (collector) paru en Europe occidentale début 78. Havel rejoindra bientôt en prison les rockers tchèques.
« Cela ne se produit pas souvent, et cela se produit, en général, à des moments où on ne s’y attend guère : il y a quelque part quelque chose qui se disloque, et tel ou tel événement, par suite du jeu imprévu de ses conditions de réalisation internes se combinant avec des circonstances externes plus ou moins fortuites, franchit d’un seul coup le seuil de la banalité quotidienne dans la quelle il se situait. Il brise la carapace de la normalité et des apparences et laisse apparaître son sens caché le plus profond et d’un certain point de vue symbolique. Quelque chose qui n’avait rien d’exceptionnel à l’origine éclaire alors soudain d’une lumière inattendue l’époque et le monde où nous vivons, projetant du même coup au premier plan leurs problèmes fondamentaux.
En apparence, il ne s’était rien passé de particulier : les débats s’étaient déroulés dans les délais prévus, ils avaient duré aussi longtemps qu’ils devaient durer, et ils allaient se terminer comme ils devaient se terminer : par la condamnation des accusés. Et pourtant, le sentiment que tout cela allait bien au-delà du spectacle dont on était témoin, s’imposait de façon si évidente et impérieuse, qu’il était ressenti même par ceux qui avaient le moins de raison de le partager. En fait, cette impression était dans l’air dès les premiers instants, et ne faisait que se renforcer d’heure en heure. (…)
Les acteurs de ce spectacle se trouvaient ainsi placés dans une situation paradoxale : plus ils jouaient honnêtement leur rôle, plus ils en rendaient évidente la signification non calculée, se faisant ainsi peu à peu les co-auteurs d’une pièce totalement différente de celle qu’ils désiraient jouer.
Prenons le procureur : que devait-il être ? (…) Le defenseur authentique des intérêts de la société.(…)
Or, qu’a été cet homme, en réalité ? le symbole d’un pouvoir prétentieux et borné, qui persécute tous ceux qu’il ne parvient pas à faire entrer dans sa conception stérile de la vie. (…) Ce qui parlait ici par sa bouche, c’est le monde de la manipulation des esprits, de l’opportunisme généralisé. (…) Bref, le monde « des seigneurs » contre qui, de tout temps, les artistes se sont rebellés, ou tout au moins ont exercé leur verve. Et cet homme guindé, sans imagination ni humour, s’enveloppait dans le manteau de l’indignation pathétique face au déclin moral et à l’abandon des valeurs traditionnelles.
Que voulaient-ils être, Ivan Jirous et ses amis, sur le banc des accusés ? Je doute qu’ils aient eu d’autre but que de convaincre le tribunal de leur innocence et de défendre leur droit d’écrire et de chanter des chansons. Que devaient-ils être, d’autre part, d’après l’auteur du scénario ? D’odieux perturbateurs aux cheveux longs, cette « lie » de la société qu’ils représentent aux yeux de Monsieur le Directeur de la Télévision, et dont se détourne avec dégoût tout homme sérieux.
Et finalement, que sont-ils devenus, au cours de ce procès ? Tout au contraire, et sans qu’ils l’aient cherché, la personnification des forces qui, dans l’homme, le poussent à toujours se chercher lui-même, à se déterminer dans le monde librement et à sa guise, à ne pas transiger avec son coeur et à ne pas trahir sa conscience.
Qu’entendait-elle être, enfin, la la présidente du tribunal ? J’ai le sentiment qu’à l’origine, elle voulait être simplement un juge objectif, pesant sans parti pris les arguments, de l’accusation et de la défense, les déclarations des témoins et des accusés, et prononçant une sentence équitable.
Or, qu’est-ce que ce procès en a fait ? Le tragique symbole d’une justice incapable de défendre son indépendance et de rendre des verdicts découlant de la conscience humaine, civique et juridique des juges. Une justice consciente d’être manipulée par le pouvoir, mais incapable d’y renoncer.(…)
D’ailleurs, que devait être ce procès dans son ensemble ? Rien d’autre qu’une des affaires courantes de la pratique judiciaire quotidienne. (…) Rien d’autre que le règlement de routine d’un cas délictueux parmi des centaines d’autres analogues. (…)
Cette façade de conscience professionnelle du tribunal, en même temps que l’objectivité, n’a pas tardé pourtant à apparaître aux yeux de tous, y compris de ceux qui s’employaient à la préserver, comme un simple rideau de fumée destiné à dissimuler ce qu’était en réalité ce procès : un débat émouvant sur le sens de la vie humaine ; une interrogation impérieuse et pressante sur ce que l’homme doit réellement avoir comme ambition dans la vie : doit-il accepter sans rien dire le monde tel qu’il s’offre à lui et s’y ranger en objet docile, ou bien a t’il la force de devenir un sujet libre et de choisir sa vie ?
Doit-il avoir simplement du « bon sens » et rester dans le rang, ou bien a t’il le droit de se rebeller au nom de sa propre conception de l’homme authentique ? J’ai vainement cherché, pendant longtemps, comment je pourrais le mieux caractériser cette « dislocation ».
Etait-ce déprimant ? Bien entendu. Pouvait-il en être autrement, par exemple, dès que ceux qui donnaient l’impression d’humanité la plus vraie, dans le prétoire, étaient ceux qui étaient assis au banc des accusés, entourés de policiers, et à qui l’on passait les menottes même pour les conduire aux toilettes? Ou bien lorsque, entendant les avocats prononcer leurs plaidoiries remarquables et circonstanciées, les accusés se défendre de façon convaincante, on constatait que la démonstration de l’accusation s »écroulait peu à peu, alors que les accusés, tout le monde en avait le sentiment, étaient de toutes façon depuis longtemps condamnés.D’ailleurs, toute l’affaire prenait déjà un caractère déprimant du seul fait de son dédoublement: pouvait elle produire un autre effet, étant donné que ce débat sur le sens de la vie humaine se déroulait devant le tribunal du district de Prague-Ouest, et que personne, parmi les assistants, ne pouvait faire la seule chose qu’il y avait à faire, c’est à dire se lever et crier: « assez de cette comédie! Rompez! »
Etait-ce impressionnant? Cela va de soi. Qui ne se serait senti la gorge serrée dans des moments tels que celui où Karasek a laissé soudain tomber quelques mots d’une voix douce pour demander à être condamné également si Jirous était condamné. Du point de vue juridique cela n’a naturellement aucun sens, mais à ce moment donné, dans ce contexte, c’était quelque chose de si profondément humain qu’en une seconde cela en disait plus sur l’affaire que des centaines de pièces officielles.
Parfois c’était presque captivant; parfois c’était inquiétant, et même éprouvant, surtout dans les moments où l’on peut difficilement se retenir de crier ce que l’on pense. Très souvent par contre on était plongés dans un monde de pure absurdité.
on avait le sentiment de participer à une expérience qui jetait sur le monde un éclairage sans précédent
Mais tout ça ne suffit pas encore à rendre pleinement compte de cette expérience. En effet, sur un plan plus profond , en quelque sorte, et aussi étrange que cela paraisse, elle n’est pas accablante. Je dirais même qu’en dépit de tout, elle avait quelque chose d’exaltant.
D’une part on avait le sentiment de participer à une expérience qui jetait sur le monde un éclairage sans précédent; mais surtout on ne pouvait se défendre d’une certaine émotion à la pensée qu’il existe encore parmi nous des gens qui engagent leur existence pour affirmer leur vérité, et qui n’hésitent pas à payer chèrement leur conception de la vie. Tandis que ceux qui les jugent ne peuvent s’appuyer que sur la garantie du colossal pouvoir exercé sur la société, et ils préféreront envoyer sans motif un homme en prison plutôt que de risquer le moindre accroc à leur carrière.
A un degré plus profond encore, j’ai senti dans cette expérience quelque chose d’autre, qui est peut-être le plus important de tout : un élément mobilisateur ; une exhortation nullement préméditée, mais d’autant plus éloquente ; en quelque sorte, l’appel de l’exemple. Bien des précautions et des formes de prudence que j’observe me parurent tout à coup mesquines. J’ai senti s’éveiller en moi un sentiment de répugnance accrue pour tout esprit de ruse, pour toute tentative de se soustraire sans mal à un dilemme vital. Je me suis trouvé tout à coup plus de détermination dans un sens, plus d’indépendance dans l’autre. Tout un monde, soudain, m’est devenu odieux, un monde où, comme je m’en suis rendu compte à ce moment, j’ai encore un pied – le monde a des portes de sorties laissées ouvertes.
Comme on le voit, si un événement se disloque de lui-même – ce mot étant pris dans le sens le plus profond que je lui donne ici – il y a inévitablement en nous en même temps quelque chose qui se disloque. Le nouveau regard que nous sommes amenés à jeter sur le monde nous ouvre une vue nouvelle sur nos propres possibilités, sur ce que nous sommes et sur ce que nous pourrions être. Arrachés à notre « humanité routière », nous nous trouvons confrontés à la question la plus importante de toutes : comment nous mettre à jour envers nous-mêmes ?
Je ne parlerai sans doute pas ici de cet aspect « mobilisateur » si je n’étais certain qu’il n’y a pas là une simple manifestation d’une tendance personnelle à l’emballement, qui m’est souvent reprochée. Mais ce n’est pas le cas. Bien loin d’être le seul à l’avoir ressenti, j’ai pu constater que de la salle d’audience hermétiquement close, il s’est propagé jusque dans les couloirs et sur le perron du tribunal.
Seul, le sentiment exaltant d’avoir partagé une expérience de haute importance, joint au caractère impérieux de l’appel que tous y avaient entendu, peut expliquer la rapidité avec laquelle, à l’issue des débats, s’est formée spontanément entre ceux qui se trouvaient là une sorte de communauté particulière. Ce n’était pas simplement la réunion fortuite d’amis des accusés et de gens intéressés par ce procès. Il y avait là, incontestablement, quelque chose de plus. Des rapports mutuels se créaient, avec des règles nouvelles impensables en dehors d’un tel milieu. Il n’était plus question de se présenter, de faire connaissance, de se sonder mutuellement ; les conventions habituelles avaient disparu, la réserve d’usage s’effaçait, et cela, sous les yeux, des « autres », dont quelques sections se trouvaient sur les lieux (sans uniforme, bien sûr, mais parfaitement identifiables au premier coup d’œil). On discutait de quantité de choses dont bien des gens n’auraient peut-être pas osé, dans d’autres conditions, discuter entre quatre yeux. Non seulement ces gens se montraient extrêmement attentifs, communicatifs, remarquablement démocratiques.
Un digne monsieur âgé, ancien membre du présidium du Comité Central du PC tchécoslovaque s’entretenait sans aucune contrainte avec des garçons aux cheveux longs, qu’il voyait pour la première fois de sa vie, et eux, sans aucune contrainte, s’entretenaient avec ce monsieur, qu’ils connaissaient tout au plus jusqu’alors par ses photographies. Toutes les réserves habituelles, toute notion de distance, semblaient ici dénuées de sens. Les « oui, mais » d’usage paraissaient, dans cette atmosphère, une dérobade ridicule et mesquine. Tous paraissaient sentir que dans un moment où tout est en jeu, il ne reste que deux possibilités jouer le tout pour le tour, ou tout abandonner.
Le deuxième jour des débats, alors que je sortais du bâtiment du tribunal, dans la rue Karmelistkà, pour me rendre au café Malà Strana, encore si plein de tout cela que j’étais à peine capable de penser à autre chose, je rencontrai un cinéaste de connaissance, homme de la moyenne génération, qui entama avec moi une conversation amicale.
Il me demanda comment j’allais, je lui répondis, sans trop de logique, que je venais d’assister au procès de l’Underground tchèque. Il me demanda s’il s’agissait d’une de ces affaires de drogue. Je lui dis qu’il n’était pas question de drogue, et je tentai de lui exposer brièvement le fond de l’affaire. Lorsque j’eus terminé, il hocha la tête et me demanda« Et à part ça ? ».
Je suis peut-être injuste à son égard, mais à ce moment, j’ai été envahi du sentiment intense que cet homme estimable appartenait à un monde avec lequel je ne voulais plus jamais avoir rien de commun dans la vie ; un monde – écoutez bien, Monsieur le procureur Kovarîk, je vais être vulgaire – un monde dont la vie croupissante a les relents d’une flaque de pisse. »
Vàclav HAVEL
(Traduit du tchèque par Michel Oldry).