Le Goon Rap existe t’il ?
A la lecture de l’excellent Jewish Gangsta, ouvrage de littérature du réel, auquel on préfèrera le terme américain de non-fiction, paru aux éditions Marchialy, ce qui frappe de prime abord c’est l’ambition définitionnelle qui est celle de son auteur, Karim Madani. Le sous-titre explicite ainsi la démarche de l’auteur : « aux origines du mouvement Goon ». Un mouvement de gangsters feujs. Voilà donc les premier postulats qui sont établis.
Après cet avertissement au lecteur et avant de rentrer dans le vif du récit, Karim Madani prend soin d’introduire celui-ci par une définition. D’après le livre, un goon est donc un « nom masculin et un adjectif de l’argot américain qui désigne une personne issue des classes populaires de grands centres urbains et de banlieues pauvres. »
Mais cette définition est très loin de la réalité que décrit Madani dans Jewish Gangsta. Seul le synonyme qui est associé, white trash, tend déjà un peu plus vers l’identité réelle de ce mouvement goon que décrivent ces 96 pages.
Des babtous esseulés au beau milieu des gangs communautaires latinos et noirs qui se font la guerre.
Urban Dictionnary, la Bible du slang de la rue, n’est pas tellement plus clair quant à la définition d’un goon. Pour certains, un goon est seulement un real G, un vrai gars que l’on respecte. Pour d’autres il ne s’agit que de gros bras, embauchés pour faire le sale boulot de la rue. Il s’agit indéniablement d’un vocable de gangs, que l’on croise chez bon nombre de rappeurs, à l’instar de Lil Wayne qui rappe dans Hit ’em up :
« I’ll come to your house, me and my goons
Loadin up bangers, ridin under the moon
Throwin up fingers sayin « My side rule »
Ou bien encore chez Plies ou chez Max B (dont les mixtapes s’appellent Goon Music).
De manière générale il s’agit du petit trafiquant de la rue, plus guetteur que mafieux, à qui on demande de mettre les bastos quand il le faut et capable de prendre du ferme sans balancer.
Mais alors quel est donc ce mouvement Goon que Jewish Gangsta tente de remonter jusqu’aux origines ?
Si son enquête et son récit évoquent les trajets de J.J. qui dirige un gang de meufs ou celui d’un virtuose du vol de voiture, Ethan Horowitz, ce sont deux autres personnages qui fondent l’axe central de ce livre aux focalisations narratives multiples. Leurs noms ne sont pas inconnus des hip-hop heads : Necro et Ill Bill. Deux frères et deux rappeurs qui connurent une petite gloire au mitan des années 2000. L’un en solo, l’autre en groupe sous le nom de Non Phixion.
Ce que ce livre décrit, c’est ce que les couplets de ces deux rappeurs narrent. Un quotidien fait de galères, de trafics, d’embrouilles, de guns, de chaînes et de parkas Ralph Lauren Polo Sport.
Survivre dans un Brooklyn qui est loin des cheveux longs et des groupes de gratteux qui le peuplent aujourd’hui. Jewish Gangsta c’est l’histoire de deux jeunes juifs new-yorkais déclassés. Des babtous esseulés au beau milieu des gangs communautaires latinos et noirs qui se font la guerre.
Mais Necro et Ill Bill sont des babtous qui se feront respecter par la rue, par la violence et par les rimes. Les deux jeunes hommes sont forts d’un street knowledge implacable, où il n’est pas question d’exister en s’assimilant à un gang, mais en existant par eux-mêmes. Et en assumant leur racines juives, en revendiquant un héritage des gangsters juifs, celle de la yiddish connection de Meyer Lansky et Lucky Luciano.
Partout dans leurs couplets Necro et Ill Bill rappent cette identité qui leur est propre, de n’appartenir à rien et de n’exister que par eux-mêmes. D’être des goons.
La première ligne du morceau « No Tomorrow » est ainsi particulièrement explicite :
« Yo you dealin’ wid militant goons ya know what I’m sayin?
Necro on the track, peace and love to BK »
L’auditeur se confronte à des militants goon, défenseurs d’une identité particulière, la leur. Necro la revendique comme tel dans son morceau « Underground » :
« Gotham got rapists by the pile
Watch out for goons of vile infested smiles
And dreams of molestin your child »
A force de la revendiquer, ils finissent par imposer cette identité. Puisque l’on n’arrive pas à les classer et que leur univers fascine autant qu’il dégoute, cette typologie auto-proclamée est bien pratique.
Alors qu’il est l’invité de l’émission mythique de Stretch et Bobbito qui a lancé
Nas Talib Kweli, Big L, Busta Rhymes, Cam’ron et Notorious B.I.G par exemple… Necro sait qu’il s’adresse à tout ceux qui écoutent du rap dans la Big Apple. Tout ce que New-York contient de fan de rap sont branchés religieusement sur ce rendez-vous hebdomadaire incontournable. Alors Necro fait du Necro et crache ses rimes crasses avec un aplomb scandaleux. Bobbito, qui est la voix du programme, encaisse les coups au fil des 16 mesures mais ne parvient pas à aller au bout du freestyle du rappeur sans s’exclamer à quel point il est dégueulasse. Il n’arrive à le justifier que parce qu’il est un goon. Avant de déclarer officiellement le décès de la prod sur lequel le M.C. vient de rapper.
Les hauts-parleurs du rap de New-York ont entériné l’appellation, les frères Braunstein sont désormais des rappeurs validés, et ce sont bien des goons.
Face à mes interrogations sur l’identité artistique du mouvement Goon, Karim Madani, auteur du roman Jewish Gangsta m’avance que, pour lui, la résurgence de l’emploi du terme goon dans les textes de rap n’est dû qu’au rayonnement de Necro et Ill Bill. Pour lui au-delà d’un simple mot de slang, c’est tout le mode de vie, mais aussi un manifeste créatif que cette terminologie implique pour le deux frères.
Reste donc à déterminer si ce statut atypique dans le Brooklyn d’alors se calque sur une identité musicale particulière.
Cette identité on la retrouve d’abord dans les thèmes des morceaux Goon.
Les deux reufs du Glenwood Projects savent ce qu’ils désirent : du blé, et en
sommes conséquentes. A la fin des années 90, leur label Psycho+Logical-records voit le jour, et la raison de ce nom dévoile déjà le registre d’écriture de ces Goons rappers : « …’cause it’s logical to be a psycho… », parce que c’est logique d’être un taré.
Les goons sont des enfoirés, ils sont homophobes, misogynes et semblent complètement malades mentaux, Par exemple, Necro refuse catégoriquement d’être photographié quand il rit.
Mais ils sont aussi terriblement créatifs. Leurs champs lexicaux sont toujours les mêmes, ils parlent de tortures, de sévices physiques, de violence qui doit être la plus gratuite possible et de drogues. Dures évidemment. Des drogues qu’ils consomment autant qu’ils en vendent. A des années-lumières du reste du rap-game pour qui la frontière entre yen-cli et dealer est infranchissable. Tout est sale chez les goons, même lorsque Necro tente de conter une histoire d’amour, la bitch en question se révèle avoir des M.S.T…
La radicalité de leurs propos effrait les autres rappeurs. Le degré de crasse et de morbide de leurs textes en font des emcees inébranlables en battles, rien ne semble pouvoir les toucher. Comment souiller davantage une blanche colombe déjà couverte de crachats ? Enfin et peut-être surtout, Necro et son frère sont d’incroyables rappeurs, leurs flows, leurs mélodies, et leur placement de rimes sont objectivement d’une technique et d’une efficacité imparables. Ceci est particulièrement probant dans le morceau Underground, où l’interprétation de Necro est d’une qualité rare.
La musique Goon a deux apôtres mais aussi un manifeste : I’m a Goon, pourtant sorti en 2008 mais qui cristallise leur esthétique. La pochette tout d’abord, au référentiel morbide : crâne et décolleté mis en avant, évoque un univers créatif très identifié pour Karim Madani. Les deux frères ont une fascination pour les films d’horreur, et on en ressent notamment l’impact dans leur musicalité. Au-delà des thèmes crus, noirs et salaces, qui émaillent leur discographie, c’est aussi dans l’architecture des beats que la musique Goon prend racine.
Seuls avec eux-mêmes
A force de le rapper, cela devient une évidence, Les goons sont seuls au monde, personne ne veut vraiment d’eux. Or, pour rapper, il faut des beats. Et puisqu’il faut tout faire tout seul, c’est Necro qui s’y colle, avec une maîtrise assez impressionnante.
Seulement, à la différence des crate-diggers new-yorkais de l’époque, DJ
Premier en tête, qui ont grandi dans la soul et le funk de la Black Music américaine, Necro n’a pas évolué dans cet environnement-là et les boucles qu’il puise pour sampler viennent d’un tout autre registre. C’est sur ce point que, pour Karim Madani, la culture du rap Goon se différencie. Nourri au métal et aux films gores, Necro échantillonne des samples de bandes-originale de films d’horreur, conférant à ses instrumentaux une dimension sombre qu’on ne retrouve alors que très peu dans le rap (le blaze de Necro est d’ailleurs inspiré du morceau « Necrophobic » de Slayer). Il sample ainsi La rébellion des morts sur Nirvana, et puise dans le cinéma italien ou japonais des années 60 et 70 dans ses disques. Tout comme dans Metallica pour « Underground ».
L’ambiance lugubre qui réside notamment sur son chef-d’oeuvre « I Need Drugs », découle du fait d’avoir été biberonné à une musique et un univers très étranger au rap jusqu’ici. C’est à ce titre, en faisant entrer en adéquation des thèmes sordides sur des ambiances mortifères que le son Goon trouve son essence, qui a ensuite rayonné par petites touches à travers le Rap game.
Enfin les frères Braunstein conservent cette approche particulière du reality rap. Ils rappent ce qu’ils vivent et vivent ce qu’ils rappent. Dans I Need Drugs, Necro filme son oncle qui se fait un fix d’héroïne, et ils ne parlent pas de Bitches sans se lancer dans l’industrie du porno. Necro réalise ainsi le très dispensable porno : Sexy sluts been there done that où le même oncle héroïnomane fait une apparition fort dérangeante. Enfin son amour pour le cinéma gore se concrétise avec le court-métrage au titre explicite The Devil made me do it, 187 reasonz Y a pig should die.
Cette adéquation entre lifestyle dégueulasse et les 16 mesures qui les raconte parachève le mythe de l’esthétique goon. Imposant une crédibilité rare à ces rappeurs blancs qui hurlent leur sombre vérité, ouvrant aussi des portes pour des rappeurs blancs qui connaîtront un succès hors-norme, Eminem en tête, à la différence près qu’Eminem adoptera tous les codes rap traditionnels, notamment en travaillant avec le pape du rap, Dre, comme le rappelle Karim Madani.
Le Goon rap, lui, est resté cet épi-phénomène inclassable et déclassé de Brooklyn, auquel Jewish Gansta rend justice d’une bien belle manière. Puisque toutes ces sombres histoires y sont divinements contés. A ce livre est associée une playlist, pour vous plonger dans la bande-son de ce récit, en écoute ci-dessous.
Visuel : (c) DR