2 albums, un magazine, des listes d’influences, un label : il est partout.
Aujourd’hui, sortir un album, c’est un peu comme jouer au Risk. Il faut calculer, conquérir, être partout mais ne pas lasser. Il faut ménager son suspense, surprendre ses fans, déjouer les attentes. Si Frank Ocean et ses acolytes l’ont bien compris, ils, ont semble-t-il, opté pour l’option raz-de-marée. De fait, ces derniers jours, les médias du monde entier n’ont eu que ce mot à la bouche : Frank Ocean. Frank Ocean qui, après 4 ans de silence (depuis Channel Orange son premier album sorti en 2012), quelques faux départs et d’autres faux espoirs, a enfin sorti son nouvel album Blond.
Mais pas que. Car comme si cela ne suffisait pas, il a, au même moment, présenté un autre album-concept, Endless, publié le magazine Boys don’t Cry, diffusé la liste de ses films préférés, établi une sélection des morceaux qui ont changé sa vie, monté son propre label. Au total, les fans qui attendaient avec désespoir un nouvel opus se retrouvent avec 35 nouveaux titres à décortiquer, des collaborations titanesques à découvrir et une immense série d’influences à déshabiller. Alors que retenir de cette vague oceanesque ?
Commençons d’abord par expliquer la raison de ces deux opus quasi simultanés (Endless est sorti quelques jours à peine avant Blond, finalement présenté comme l’album tant attendu). Evidemment, c’est une façon de décontenancer et de prouver qu’il est un artiste conceptuel, puisque l’album-qui-n’en-est-pas-un est aussi une oeuvre visuelle.
Mais Endless, et ses 18 titres, ont surtout permis à Frank Ocean de se libérer des contrats qui le liaient au label Def Jam et à Universal (qui l’obligeaient à sortir son album sous leur patronage), et de monter son propre label (Boysdon’tcry) pour y publier librement Blond, le véritable opus, celui dont on pensait qu’il s’appellerait Boys Don’t Cry, celui sur lequel on retrouve les collaborations ou contributions avec Andre 3000, Beyonce, Pharell, SebastiAn, James Blake, Jamie XX, Tyler, The Creator ou Arca.
Mais cette stratégie du double-album n’est pas simplement la marque de l’émancipation de Frank Ocean à l’égard des gros labels ; elle est aussi le symbole de sa consécration. Frank Ocean, 28 ans, qui rejoint en effet le panthéon des artistes qui peuvent se permettre de sortir d’un seul coup quelques 35 titres, qui livrent des albums sans avoir à choisir le single qui fonctionnera comme un hameçon. Et c’est aussi cela la particularité de cette stratégie. Habituellement, le public découvre un nouvel album de façon progressive : on lui livre des morceaux principaux en avant-première, le guidant ainsi à travers les titres phares de l’opus. Cette fois-ci, le public et la critique se trouvent en même temps face à 18 titres (si l’on ne compte que ceux de Blond)– dont quelques interludes – qui peuvent presque tous prétendre au statut de “single”. Et même si le titre “Nikes” s’est déjà doté d’un clip – ce qui est une façon de le mettre en exergue – on peine à s’accorder sur les morceaux centraux de l’oeuvre. Est-ce “White Ferrari” ? “Nights” ? “Solo” ? “Godspeed” ? Et si justement le concept de ces albums livrés comme un bloc était de recréer la cohérence des oeuvres ? De repenser la notion même d’album comme un tout égalitaire et insécable ?
Sans doute la réponse à cette nouvelle façon de sortir des albums réside-t-elle aussi dans une stratégie commerciale. On l’a vu, la presse spécialisée (et donc capable de promouvoir l’album) a été traitée à la même enseigne que les fans, découvrant au dernier moment la sortie de cet opus. Evidemment, Frank Ocean n’est pas le premier à imaginer un album surprise (quoique très attendu) en se passant de toute pub a priori : cette année, Beyonce, Radiohead ou Kendrick Lamar ont choisi de faire de même. Et cette tendance confirme quelque chose qui n’est même pas lié au goût de l’époque : certains artistes n’ont pas besoin des médias pour promouvoir leur oeuvre. Sans doute est-ce l’apanage des superstars, et chaque époque a connu les siennes.
Pourtant, le cas de Frank Ocean reste assez particulier. Car certains critiques font preuve d’une soif insatiable en la matière ; comme pour compenser le fait que les auditeurs aient découvert en même temps qu’eux l’album, ils écrivent ensuite sur tout ce qui touche à l’artiste. Ainsi, on apprend qu’il aime Talking Heads et Roberta Flack dans cette liste des morceaux qui ont forgé ses goûts musicaux. Ici, on découvre qu’à ses heures perdues il dévore des yeux Le Cuirassé du Potemkine, Tarkovski ou Un Chien Andalou. On apprend aussi que Kanye West ou Tyler, The Creator sont ses amis proches. Evidemment, l’idée est de légitimer l’artiste – de lui donner des contours cinéphiles et mélomanes. Mais il s’agit surtout d’une stratégie pour pérenniser l’intérêt des auditeurs, pour que l’on continue à parler de cet opus, pour qu’il ne soit pas rendu éphémère.
Et la différence tient sans doute à cette nouvelle temporalité : l’album ayant été gardé jalousement comme un secret jusqu’à sa sortie, il faut s’assurer d’une promotion a posteriori. Passés le buzz, le coup médiatique, l’effet de surprise, l’album doit rester en mémoire, coûte que coûte. Et forcément, il arrive que cette volonté de maintenir le soufflé finisse par lasser : ainsi avec Kanye West, où le public a clairement exprimé son sentiment d’overdose et d’indigestion.
Quant à Frank Ocean, va-t-il lasser ? Sans doute. Va-t-il replonger dans des abysses silencieuses en attendant un prochain album ? Peut-être. Mais avant de vivre toutes ces prochaines vagues et de se laisser submerger par le flot d’informations, contentons-nous d’écouter Frank Ocean et de le juger sur ce qu’il nous donne réellement : sa musique.
Et même si aujourd’hui, tout va très vite, juger quelques 35 titres cela prend un certain temps.