Des centaines de personnes vivent dans les égouts de la ville du péché.
La part de l’ombre d’une ville est ce que l’on ne voit pas, ce qui reste caché et mystérieux et qui souvent fascine. Aux Etats-Unis cet Inconnu s’incarne précisément dans l’envers du décor : car dans plusieurs grandes villes emblématiques du pays, il existe des souterrains peuplés de milliers de personnes. Cachés dans les galeries à des dizaines de mètres sous terre, des marginaux, des exclus, des déclassés survivent dans le noir et dans la plus grande ignorance de leurs pairs.
Nous vous avions plongé dans ce New York loin des fantasmes – où 30 000 personnes ont trouvé refuge à la marge de la vie et de la lumière. Ces « hommes-taupes », qui sont devenus des invisibles ignorés de tous, se cachent du regard des autres, de la lumière, de la société, des dettes, souvent de leurs propres démons aussi. Ils symbolisent surtout la dualité d’un pays où les gratte-ciels côtoient les égouts. Il existe quelques livres, quelques documentaires consacrés à ce sujet – et notamment l’excellent Sous les Néons paru chez Inculte : une enquête de Matthew O’Brien qui a lui-même plongé dans cette vie nocturne et souterraine à Las-Vegas. Et aujourd’hui, l’écrivain qui a parcouru les quelques 8000 kilomètres de galeries, qui est allé à la rencontre de ce peuple de l’ombre, a décidé de nous emmener avec lui à la découverte de cette société où la misère et la violence se conjuguent avec certains modes de solidarité.
Loin de ce que l’on peut imaginer, « Dans les Tunnels de Las Vegas » nous confronte à cette réalité :
Pour aller plus loin : il existe quelques articles de qualité (Rue89, Dailymail ou LeMadBlog), quelques films de référence (Dark Days ou Dans les Entrailles de New York)
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Notre chronique du livre Sous Les Néons – par Marie Arquié :
En 2004 Matthew O’Brien est journaliste au Las Vegas City Life. Pour un article d’abord, puis pour le livre « Sous les néons » par la suite, il va pendant 6 ans arpenter les milliers de km de collecteurs d’eaux pluviales de Las Vegas dont la construction labyrinthique est parallèle à l’expansion rapide de la ville.
Tout part d’un fait divers. Après un double meurtre, un criminel se réfugie dans ce monde souterrain pour échapper à la police et parcourt 5 km avant d’être finalement attrapé. Matthew O’Brien, pour les besoins d’un article, part donc sur ses traces, mais l’enquête se transforme rapidement en quête, puis en véritable obsession.
Armé d’une matraque et de sa maglite, il pousse toujours plus loin l’exploration de ce nouveau monde. Car c’est véritablement un monde qui évolue en parallèle, en négatif, en miroir à La fabuleuse Las Vegas. Un monde soumis à ses propres règles et dont Matthew devient le cartographe, une Cartographie humaine & sociale d’un territoire inconnu. Sous les néons, c’est un journal d’un explorateur du XXIème siècle.
En bonne pupille de Hunter S. Thompson, qui, avant de mourir, a salué son travail, Matthew vernit les faits et l’expérience d’un langage romanesque, subjectif, à la fois immédiat et poétique.
Le livre est divisé en chapitres qui correspondent respectivement aux noms qu’il a donné aux 5 collecteurs d’eaux pluviales selon, ses motivations pour les explorer, comme le collecteur weber du nom du criminel, ce qu’il y a ressenti, « le collecteur de la mort » est explicite, ceux qu’il y a rencontré, « le collecteur des enfants perdus », etc.
Dans cette sorte de terrier d’Alice du 21ème siècle, on trouve ce que les gens ont jeté et les gens que les gens ont jeté.
En lieu et place du lapin, du chapelier, du chat, de la chenille, on trouve des vétérans, des accros en tous genres jeux, alcool, drogues, un ancien jockey, des couples vivant dans une ambiance pavillonnaire, un écrivain en hauteur, suspendu au dessus des crues sales. Tous, ils jalonnent les égouts comme des ombres qui éclairent de leur lucidité tranquille et d’autant plus violente la société d’en haut.
Une véritable expédition au centre de la terre qu’a accomplie Matthew O’Brien, en Jules Verne du Strip, une aventure avec ses dangers, ses veuves noires, ses écrevisses, ses subites inondations, ses luttes de territoire, ses règles aussi. Une société autre qui surprend par son caractère sociétal justement, une société auto gérée. La police rechigne d’ailleurs à entrer dans les tunnels, il y a là une frontière qu’elle ne franchit pas, c’est un autre pays où les policiers n’ont pas leur place. Un pays où la plus grande crainte est celle de la mortelle crue annuelle, un pays avec une faune, une flore d’algues, de mousses, et un pays avec son art aussi. L’écho répercute une musique, les graffitis et inscriptions sont une poésie locale inscrite sur les murs, et une galerie d’art s’est constituée dans un puits de lumière et où les expo changent régulièrement.
Comme dans une culture autonome, les souterrains ont leur propre légendes : il y a des trolls, des fantômes, des histoires de crues inoffensives pour ceux d’en haut et fatales à ceux d’en bas. Ces mythologies, ses récits oraux qui se transmettent le long des tuyaux sans fins, résonnent sur les parois métalliques viennent de nulle part et partout à la fois, d’une voix désincarnée et à ce titre Matthew se fait collecteur, joue le rôle des frères Grimm.
Cette mythologie du sous-sol n’est pas locale et contemporaine mais aussi ancienne que possible, une mythologie sur laquelle l’auteur s’appuie à coup d’anecdotes historiques (ghetto Varsovie, empire romain, tunnels de New-York, etc.) et de références littéraires pour inscrire ce qu’il vit et voit dans un grand tout, ces gens qu’il rencontre dans une histoire qui leur appartient, une histoire mêlée de résistance et de fuite.
Il y a une véritable beauté là-dessous, nous dit le bouquin, sous les néons froids, inhumains, clinquants, git dans l’ombre, dans l’obscurité totale, l’humanité brute mais véritable qui se reconnait dans sa marginalité. L’œil de Matthew O’Brien sans jamais mentir, y est sensible, et se concentre presque inconsciemment, sans jamais tomber dans le pathos, ni la condescendance, sur cette humanité humide, bafouée mais triomphante.
Il suspend ces hommes un peu au-dessus de l’eau boueuse pour laisser l’espoir en sécurité, au sec, hors d’atteinte des crues et des déchets de ceux qui ne veulent pas les voir.
C’est d’ailleurs pourquoi, Matthew O’Brien a par la suite fondé une association, non pas pour sortir et déloger les habitants des souterrains, mais s’assurer qu’ils ne manquent pas de nourriture, de médicaments, ou tout simplement vérifier qu’ils vont bien.