Quelques 30 000 âmes vivent sous la ville, à la marge de la vie et de la lumière.
A chaque ville, sa partie immergée, cachée, qui fonctionne comme un négatif, une ombre et qui alimente toutes les légendes. Ces mondes ignorés fascinent parce qu’ils incarnent l’Inconnu et l’Autre, ce que l’on ne voit pas et qui existe indépendamment du rythme habituel d’une cité. Si les catacombes font vibrer tant de gens à Paris, c’est certainement parce que ces carrières souterraines incarnent l’illégal et le secret – notions qui galvanisent les passionnés. On a souvent parlé d’un La Havane parallèle, une ville qui existerait sous la capitale cubaine et qui aurait été construite pour permettre à ses habitants de survivre en cas de conflit.
Difficile de savoir s’il s’agit d’une légende, mais l’idée même qu’il puisse exister une ville souterraine n’est pas un pur fantasme. Et pour en avoir la preuve, il faut aller voir du côté de New York. Car la Grosse Pomme cache, près du Riverside Park, des galeries sous ses trottoirs, des égouts, des anciennes stations de métro, des carrières, des espaces qui sont habités. Et pas simplement par quelques marginaux qui auraient trouvé un refuge mais par plus de 30 000 personnes qui, selon certaines estimations, peupleraient ces lieux sombres sur plus de 30 étages sous-terre.
Ces invisibles, qui se cachent du regard des autres, de la lumière, de la société, des dettes, de leurs propres démons sont appelés les « hommes taupes ». Et ils sont les emblèmes de la dualité du rêve américain, qui laisse ses enfants se terrer et disparaître là où les New Yorkais eux-mêmes ne s’aventurent jamais.
Qui sont-ils ? Des anciens mafieux, qui trouvent dans cette vie parallèle un excellent moyen d’échapper à la police, une planque, une vraie. Des vétérans du Vietnam, car on considère que c’est au milieu des années 70 que les premiers habitants s’installent là, perdus, sonnés et incapables de se réintégrer à la société. Des victimes de la crise économique de 1973 – ruinés et laissés à la déroute par le système, des marginaux abandonnés de tous. Mais à l’époque la ville de New York est dangereuse pour ces marginaux d’un nouveau genre qui trouvent refuge là où personne ne les cherchera, et là où ils ont de la place (car à cette période de pauvreté massive, la ville supprime les bancs et autres espaces où pourraient s’installer ces sans domicile).
Pendant des années, les New Yorkais piétineront le plafond de ce peuple de l’ombre sans même le savoir. Il faut attendre les années 1990 pour qu’ils prennent conscience de ce monde qui grouille sous le leur, notamment grâce au livre « Le Peuple Taupe » de Jennifer Toth qui y décrit une société de laissés pour compte (anciens brigands ou malades mentaux) ravagés par les maladies, la violence, l’insalubrité.
Mais à l’époque les gens pensent que cet ouvrage n’est que pure fiction, et la mairie elle-même ne semble pas être au courant. Il faut attendre que la situation implose (avec un attentat dans le parking des Tours Jumelles en 1993 qui blesse un millier de personne) pour qu’enfin les gens ouvrent les yeux, sans pouvoir y changer grand chose pour autant – même après septembre 2001, et la volonté de Rudolph Giuliani de « nettoyer » la ville . Car dans ces souterrains, ce sont les hommes taupes qui sont maîtres des lieux.
Aujourd’hui, il est impossible de savoir combien de personnes se cachent ici bas. Mais grâce à différents documentaires qui ont été réalisés et certains articles portant sur le sujet (notamment un excellent papier dans L’Humanité en 2002), on parvient un peu plus à savoir qui ils sont : des orphelins, des junkies, des agoraphobes parfois, des gens que la société a mis à la marge.
Si cette vie underground fait envie à certains, c’est bien qu’ils n’en ont jamais vu la couleur. Car ces tunnels regorgent d’ordures, d’objets abandonnés, de maladies, de rats – et jamais la lumière n’y pénètre. Seuls certains « coursiers » sont envoyés à la surface, afin de ravitailler leurs voisins en vivres. Ces voisins qui ont choisi de renoncer à la surface, parce qu’elle leur fait peur, parce qu’elle les a déçus, parce qu’ils n’ont pas le choix – et qui se font du mal dans ces abîmes. Car ces hommes et femmes taupes, qui ont développé les capacités nyctalopes de ces animaux, vivent dans une insécurité physique et mentale dans un univers qui n’est sans dieu-ni maître qu’en théorie. Car il existe des strates et des hiérarchies entre les différents mondes ; on parle ainsi de 12 étages différents dans ces kilomètres de tunnels.
© Andrea Star Reese
Pour le quidam, il est impossible et extrêmement dangereux de s’aventurer dans ce monde ; et les employés du subway se baladent ainsi armés. Seuls les initiés, qui comprennent la complexité de la situation, osent y aller. Il existe d’ailleurs à ce sujet un excellent reportage, réalisé avec l’ethnologue urbain Steve Duncan, spécialiste de cette vie sous la ville, qui nous permet d’entrevoir ces entrailles.
L’un des reportages les plus importants concernant cette vie souterraine a été réalisé par Chantal Lasbats en 2008. La réalisatrice a réussi à pénétrer dans ce monde inaccessible et à rencontrer quelques uns de ces hommes taupes, perdus, enfermés ou installés dans un équilibre précaire.
Il est à noter que New York n’est pas la seule ville dont les entrailles fourmillent, car Las Vegas (emblème de ce rêve américain) est connue pour accueillir en son sein des centaines de joueurs qui ont couru à leur perte dans les casinos. Vous pouvez lire ici un excellent article de Rue89 et surtout lire l’ouvrage Sous les Néons paru chez Inculte : une enquête de Matthew O’Brien qui a plongé dans cette vie nocture et souterraine.
© Austin Hargrave