Peut-être la plus belle musique du monde, qui se redécouvre enfin.
Il y de cela quelques semaines nous recevions un email de Vik Sohonie, fondateur du label Ostinato Records, qui nous évoquait l’avancée de ses travaux de recherche en Somalie, à la suite de cet article que nous avions publié sur ces pages. Un article qui revenait sur le drame de la musique somalienne et de l’acharnement de l’histoire sur son ouverture au monde.
Il nous annonçait ainsi la parution imminente d’une compilation de 15 titres pour commencer à se pencher sur l’histoire oubliée de la musique de Somalie.
Depuis quelques mois, Vik Sohonie se bagarre pour mettre en lumière des trésors cachés de l’héritage de ces musiques.
Radio Hargeisa, la musique sauvée des bombardements
A cette occasion il a été invité à Radio Hargeisa, dans la capitale auto-proclamée du Somaliland pour rencontrer la vice-ministre de la culture Shukri Ahmed. Première femme à être journaliste à Radio Hargeisa, à une période où les premiers bombardements de la guerre civile, il y a 20 ans, ciblent précisément la radio. Ces bombardements ont pour ambition de détruire les systèmes de communication centralisés à la radio. C’est en 1988 en effet que le Somaliland entre en rébellion et auto-proclame son indépendance en 1991 entrainant une guerre civile.
Face à ces bombardements, ce sont des employés de la radio qui se sont mis en danger pour tenter de préserver les archives sonores qui étaient concentrées en ce lieu, des milliers de cassettes, de bandes et d’enregistrements qui constituaient à elles seuls un pan de l’histoire collective de la Somalie et notamment de sa musique. Afin de les préserver, ces bandes sont enfouies sous le sol.
C’est dans la quête de ces cassettes et enregistrement que Vik Sohonie se lance. Avec Ostino Records, il part donc arpenter la corne de l’Afrique pendant de longs mois en suivant un rêve un peu fou, celui de mettre la main sur un mirage, une sorte de légende qui ferait que l’héritage de la musique somalienne ait survécu. Ostino Records a donc pu être au contact de cette mine d’enregistrements.
Ces bandes audio sont aujourd’hui archivées par la fondation Red Sea qui en dénombre 10 000. Ce qui est fait la plus grande collection d’enregistrements de musique somalie ; à Hargeisa. L’équipe d’Ostinato a pu numériser une grande partie de ces bandes. Qu’elle dévoile en partie sous la forme d’une compilation de 15 titres aujourd’hui.
Des archives d’autant plus rares, qu’au-delà des bombardements qui les ont menacées, elle n’ont pas connu de copies industrialisées. Dirigée par ce parti unique marxiste-léniniste, la Somalie nationalise l’ensemble de l’industrie musicale. Pendant une période où la scène locale était en pleine ébullition, que beaucoup considèrent comme l’âge d’or de la musique somalienne. La quasi-totalité des enregistrements sonores était menée par et pour la radio nationale et ces derniers n’étaient diffusés que via des émissions ou en assistant à des concerts.
C’est donc suite à ces deux facteurs politiques que la musique somalienne est très peu reconnue au-delà de la région limitrophe.
Un héritage musical foisonnant
Ce qu’il découle principalement des écoutes de ces bandes, qui s’écoutent comme un trésor hanté du passé, c’est avant tout l’impossibilité de mettre en place une typologie par genre. Foisonnante et variée, cette musique raconte la diversité, la mixité et la complexité de cette ceinture qui s’étend de Djibouti à Hargeisa jusqu’à Mogadiscio. Pour une raison simple c’est que l’identité culturelle somalienne est bien plus complexe que les regroupements forcés et les frontières artificielles qu’elle dépasse. Les chanteurs de Djibouti se sentaient ainsi chez eux à Mogadiscio.
Ce que racontent les musiques somaliennes, ce sont les histoires d’une région qui était la perle de l’Océan Indien, un carrefour commercial et culturel qui se ressent dans les variétés de registres de composition. La proximité de la péninsule arabique mais aussi les interactions avec l’Asie du sud-est et avec l’Inde, notamment quand Zeilah était un port commercial majeur (où le trafic d’esclaves occupait une place importante) auquel Marco Polo fait référence, et qui fut par la suite une possession, ottomane, égyptienne puis britannique. Cette histoire, ces mélanges se ressentent dans la musique.
Mais le joyau absolu demeure Mogadiscio, dont les échos et les récits fantasmés évoquent une ville multiculturelle d’un hédonisme et d’une vivacité rares pendant les années 70 et 80, des années considérées comme la période dorée de la vie artistique de la ville. À cette époque, les fêtes se répandaient dans la ville, souvent synonymes de scènes musicales et de concerts, dont certains furent enregistrés dans des théâtres. Mogadiscio vibrait notamment via deux hôtels Al Uruba et Jazira ou des groupes comme Iftiin, Sharero ainsi que le myhtique Dur Dur se produisaient… Tout comme le Waaberi Band qui lui jouait dans le théâtre national.
De surcroît, pendant cette période de guerre froide, la Somalie était un enjeu d’envergure dans la lutte d’influence entre États-Unis et URSS, et si le régime était social, l’appui financier des États-Unis a aussi laissé infuser un peu de culture chez la jeunesse somalienne, insufflant un peu de funk et de soul à ces musiques déjà brillantes.
Les musiques somaliennes chantent les femmes
Mais ce qui frappe le plus dans cette compilation c’est la représentation des femmes, qui occupent la moitié de la tracklist.
L’histoire de la Somalie est en effet marquée par une tradition qui a toujours porté les femmes en haute estime.
Notamment dans la création que ce soit dans les représentations théâtrales, angle capital de la musique somalie, où en tant que vocalistes, où elles occupent une place prépondérante dans la création musicale, à la diversité rare.
Les musiciennes sont ainsi idolâtrées et les plus grands succès sont souvent chantés par des femmes : Faadumo Qaasim, Hibo Nuura, Sahra Dawo Khadra Dahir, Maryan Naasir, Maryan Mursal, Sara Axmed, pour ne citer que des noms de cette compilation. Extrêmement prolifique, la production d’enregistrement de voix féminines à cette époque est colossale. La sophistication de la musique somalie est aussi indissociable d’un rapport intime à la poésie, dont l’inspiration se retrouve jusque dans les textes des chansons et qui sont souvent tournées vers l’être aimé. Dans l’interprétation comme dans le thème de la musique la femme en Somalie joue un rôle central dans la création musicale.
Dans ces propos rapportés pour la compilation, Mahmud Abdalla “Jerry” Hussen, musicien associé à Axmed Naaji, une des légendes de la musique somalienne confiait ainsi que ce statut n’était pas que dû à ses talents de composition, mais aussi parce qu’il était entouré d’une des plus grandes voix et idoles de l’époque, Faadumo Qaasim mais aussi une des plus grandes danseuse, Feynuus Sheikh Dahir, toutes deux indispensable à son existence scénique face à un public.
De la même manière, dans le livret de la compilation, Khadra Dahir qui accompagnait la troupe du théâtre Waaberi dans les années 80, affirme « les femmes devinrent la joie et la fierté du public ».
Cette compilation est le fruit de voyages à Mogadiscio, Hargeisa, Djibouti et à la rencontre de la diaspora somalienne qui, à travers le monde, en se mettant en relation, a utilisé les moyens en sa possession, principalement digitaux, pour mettre en ligne des souvenirs, des témoignages, des archives afin de constituer une mémoire commune, mais aussi des collections d’oeuvres. Elle marque aussi le long processus de rencontre des musiciens, ayants-droit, compositeurs et chanteurs qui ont marqué cette période de la musique de Somalie. Leurs mots, témoignages et souvenirs ont été assemblés dans un livret qui accompagne la compilation et constitue une magnifique source d’information riche sur l’histoire de ces musiques.
Les premiers extraits s’écoutent ci-dessous.
Visuel : (c) DR