Wagner, Siebert, ou Sidibé ? Qui est vraiment le réal de ce docu d’exception ?
Ces derniers temps, la crise des migrants est devenue une figure récurrente du documentaire. Les sauteurs la montrent différemment. Moritz Siebert et Estephan Wagner ont prêté pendant plusieurs mois une caméra à Abou Sidibé, un Malien coincé sur le mont Gurugu, à Melilla en attendant de pouvoir franchir la clôture qui sépare l’Afrique de l’Europe. Siebert et Wagner ont régulièrement recueilli les images de Sidibé à partir desquelles ils ont monté Les sauteurs. La puissance du témoignage du quotidien de migrants, dans l’attente, dans l’espoir est incroyable parce que sans filtre ou presque. Mais pose la question de qui est vraiment le réalisateur de cet exceptionnel documentaire. Celui qui filme, ou ceux qui sont à l’origine du projet ? Jusqu’à quel point est-ce le film d’Abou ou celui de Wagner et Siebert ?
Jusqu’à quel point est-ce le film d’Abou ou celui de Wagner et Siebert ?
Moritz Siebert : Ce film parle d’Abou, un réfugié qui esssaie de trouver son futur en Europe. Mais c’est aussi, un film sur quelqu’un qui découvre ce qu’est une caméra et comment on fait des images avec. Comment, ces images peuvent devenir son moyen d’expression, une manière de raconter son histoire au reste du monde, autant à des Européens qu’à des Africains. Mais la question de savoir qui est le véritable réalisateur de ce film se pose. Je me souviens du texte d’un critique allemand qui nous définissait, Estephan Wagner et moi, comme ses créateurs. C’était une remarque pertinente. Mais il faut bien comprendre que Les sauteurs est avant tout une expérimentation : on ne savait pas du tout au début de son processus de fabrication ce que ça allait donner à l’arrivée.
On cherchait à avoir le point de vue d’un réfugié, mais de l’intérieur. On a donc cherché quelqu’un à qui on pourrait confier une caméra. On est tombé sur Abou, qui s’est avéré rapidement être bien plus qu’un caméraman mais clairement le personnage, le témoin idéal de ce qu’on voulait montrer. Mais ensuite, quand on a commencé à monter les images qu’il nous envoyait, on s’est rendu compte qu’il était plus que cela : il était devenu pleinement notre co-réalisateur. Simplement parce que c’était lui qui filmait. Nous, on n’était pas là-bas. Et au-delà de ça, il choisissait quoi filmer, quand démarrer, quand stopper la caméra. D’un autre côté, c’est nous qui avons fait le montage. Mais il y a eu une véritable collaboration avec Abou pour la voix-off. Là on a choisi vraiment ensemble ce qu’on voulait dire, transmettre avec ses mots. Alors de qui est ce film ? Disons que ça a été une longue partie de ping-pong entre tous les trois.
Les sauteurs est donc majoritairement composé à partir des images filmées par Abou Sidibé. Mais pas uniquement : vous y intercalez régulièrement celles des caméras de vidéo-surveillance de la frontière. Elles montrent les migrants par dizaines à l’assaut de la clôture qui sépare le mont Gurugu de Melilla, mais surtout procurent une lecture supplémentaire au film, autant par ce second point de vue, qu’en étant plus abstraites, jusqu’à diffuser une sorte d’inquiétude… Que vouliez-vous exprimer avec ces images-là ?
Moritz Siebert : Elles proviennent du service de douanes qui surveille cette cloture. On a décidé de les utiliser parce que pour nous, dans un sens, elles symbolisent le point de vue des Européens sur la situation dans cet endroit. Elles agissent évidemment en contraste avec les images filmées par Abou, ne serait-ce que parce qu’elles sont en noir et blanc alors que les siennes sont en couleurs. Mais surtout, ces images renoncent à avoir un point de vue. Elles ne sont que la démonstration d’une simple logique, à savoir ce qui est Bien et ce qui est Mal. Au début, elles sont neutres, abstraites. Et puis on voit peu à peu apparaître des petits points noirs. Ce sont les migrants qui avancent vers la frontière, mais ces images ne parlent pas d’eux ; elles disent simplement : regardez, il se passe quelque chose qui ne va pas.
Ces images résument parfaitement le point de vue européen. Tout ce qu’expliquent les images d’Abou : l’attente, l’espoir, la créativité, l’envie d’un futur, n’existe plus dans ces images, qui ne considèrent l’immigration qu’uniquement comme un problème, ne voient pas ces gens comme des victimes. Par ailleurs, nous avons la sensation gênante d’être, de ce côté du monde, bombardé par des images de migrants blessés quand ils tentent de traverser des frontières. Le souci est qu’elles n’alarment plus les gens sur ce qu’il se passe, parce qu’ils s’y sont habitués. On ne voulait pas répliquer ces images : pour nous celles de vidéosurveillance, montrent une autre réalité de cette situation. En montrant cette clôture, on dit à quel point les frontières sont devenues architectes de cette violence.
Vous receviez donc régulièrement les images filmées par Abou Sidibé sans savoir à l’avance ce qu’elles montraient. Comment réalise-t-on un film à distance ? Comment bâtit-on sa dramaturgie à partir d’un matériel que l’on a pas filmé ? Est-ce qu’on se pose la question de trouver forcément des scènes clés ou choc ?
Moritz Siebert : Notre film ne s’interesse pas à une vérité ou une authenticité mais à un point de vue sur elles. C’est mon propos. Pour nous, les « bonnes scènes » c’était le moment où les images d’Abou peuvent vous donner l’impression que c’est vous qui les filmez. Même quand c’était des moments anodins comme par exemple la séquence avec l’âne. C’est un moment joyeux, positif, familial. C’est à ce moment qu’on s’est rendu compte qu’Abou aime les animaux, mais aussi que c’était un moment auquel il tenait, qui signifiait quelque chose pour lui. Ça l’humanisait ; on savait que les gens pourraient alors sentir qui était à cette place, qu’il y avait un être sensible derrière la caméra. Ça touchait à l’un des buts premiers de l’expérience qu’est ce film : réussir à incarner quelqu’un au coeur d’une telle situation, le rendre en quelque sorte concret aux spectateurs. Voilà, pour nous c’était ça les « bonnes scènes ».
Mais on ne pouvait pas non plus faire l’impasse sur des moments forts comme l’arrivée de la police ou quand Abou appelle les proches d’un migrant mort en voulant traverser la frontière. Mais on ne lui a jamais demandé de tourner de telles séquences, il n’était pas question de forcer l’émotion. Abou est allé au-delà de ces considérations et a filmé ce qu’il estimait devoir filmer. Et a atteint, en ça, notre objectif d’origine : lui laisser le contrôle afin qu’on puisse sentir qu’il y avait un être humain derrière tout ça.
Les sauteurs, en salles le 5 avril.
Visuel : (c) DR