La légende du Pérou et l’envers de l’histoire.
Sebastian Salazar Bondy (1924-1965) est un auteur péruvien, poète, dramaturge, mort à 40 ans. Mais en 1964, un an avant sa disparition, il publie Lima l’horrible, une analyse précise, historique et raffinée sur sa ville et sa légende d’ « Arcadie coloniale », qui fit du bruit…
« Arcadie coloniale »
Imaginez un auteur écrivant « Paris l’horrible » ! Il faut un certain courage pour attaquer SA ville, réputée si belle et exotique alors que la réalité est tout autre. Son essai démonte chaque pièce du puzzle en n’omettant aucun des auteurs et personnages de cette mystification.
Au XVIIIe siècle, Lima, riche et prospère impressionnait l’Europe, avec une bourgeoisie coloniale si riche qu’elle envoyait son linge à laver en Europe…! Et les riches liméniennes étaient comme des princesses, vêtues de grands châles croisés, brodés, luxueux (tapada) d’où dépassaient des bas et escarpins en soie blanche…
Sous l’autorité de vice-rois espagnols successifs, le pays était exploité et les populations andines déplacées, volées, esclavagisées, et soumises à une caste coloniale sans pitié. Le trésor des incas n’avait pas suffi à la soif de l’or des envahisseurs.
Et c’est cette bourgeoisie et son climat délétère que Bondy dénonce, comme une bulle d’autosatisfaction, jouant sur la poésie d’une colonie exotique, pendant qu’elle envoyait de puissantes armées combattre les révoltes, le régime espagnol ayant déjà perdu , début XIXe, les colonies d’Argentine, Bolivie, Paraguay, Uruguay…
Bondy décrit cette caste dominante, épaulée par l’Église, confite dans ses mensonges. Il décrit le racisme des Andalous et Señoritos se prenant pour des Criollos (créoles), écrasant Indiens, Métis, Asiatiques et Noirs , mais se faisant passer pour une classe distinguée.
Farce pharisienne
Et c’est toute cette légende de beauté, de lignage, de mœurs , de vie aristocratiques et décadente, de commerce florissant, de produits exotiques, de femmes irrésistibles – un peu comme une opérette sud-américaine, édulcorée et enrubannée – que l’auteur révèle. Bondy le poète utilise un vocabulaire savoureux pour décrire cette société qu’il abhorre : « fétichisme funéraire », « nostalgie égarée », « Criolisme et coutumisme hypocrites, élevés au rang de courants artistiques et littéraires ». Une farce pharisienne.
Cette promenade critique inclut l’architecture néocoloniale, les ruelles, les cimetières, les détails et accessoires qui ont lancé ce théâtre, mais aussi l’exode rural moderne qui ronge la ville carrée, plate et endormie, épicentre d’un désert au climat doux et humide, un « modèle somnambulique » de cité, où le désert lui-même s’est installé.
Il faut pouvoir – parfois – lire des horreurs si bien dites. Surtout au moment où les peuples andins relèvent enfin la tête et se réapproprient lentement leur histoire.
Lima l’horrible, Sebastian Salazar Bondy, Éditions Allia, 2017, 192 pages. 8 euros 50 (avec une trentaine de belles photos d’époque).
Visuels : (c) Éditions Allia